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La science ne doit pas céder à la tyrannie des émotions [Hervé Laroche]
Xerfi Canal
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18/10/2024
Xerfi Canal a reçu Hervé Laroche, professeur émérite à ESCP Business School, pour parler de la science face à la tyrannie des émotions.
Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
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Bonjour Hervé Laroche, professeur émérite SCP Business School. Un papier que j'ai adoré,
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un papier exceptionnel sur la forme et sur le fond. Le fond, la forme. Contre le dolorisme
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en sciences de gestion, musile et le sourire du chercheur. Un papier coup de poing, coup de gueule,
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on peut dire ça comme ça. Évidemment, très argumenté. Donc, on va rentrer dans le vif du
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sujet tout de suite. Jérémy Moralès a produit un éditorial dans la rue Française de gestion,
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où il propose que la recherche doit briser le cœur. Il fait un appel à une recherche qui
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brise le cœur, ce qu'il appelle lui-même le dolorisme. Et vous vous dites non, contre. Je
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vote contre. Voilà. Assez radicalement. Qu'est-ce que le dolorisme ? Le dolorisme,
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c'est de manière générale une valorisation de la souffrance et de la douleur. Donc,
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une valorisation qui peut être esthétique, qui peut être aussi épistémique, c'est-à-dire qu'on
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reconnaît à la douleur une valeur de connaissance et puis morale. La souffrance, ça confère de
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la valeur morale à ceux qui souffrent. Alors, c'est un courant qui... Il y a des acceptions
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assez précises en littérature, par exemple, etc. Mais aujourd'hui, c'est une sensibilité qui
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commence un petit peu à envahir la société. Un bon exemple, c'est le prix Nobel des Cernées
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Annie Ernaux. C'est vraiment une littérature, quelles que soient les qualités littéraires,
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mais qui est une inspiration de l'horrorisme. Et puis, plus largement dans la société,
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il y a des gens... Par exemple, Pascal Bruckner, l'essayiste bien connu,
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« Je souffre dont je suis », ou bien, encore meilleur d'un point de vue intellectuel,
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un livre de François Azouvi, « Du héros à la victime, la métamorphose contemporaine du sacré »,
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qui met en avant cette montée, je dirais presque cet envahissement, de la sensibilité doloriste.
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Avec une conséquence, évidemment, c'est une forme de posture victimaire, par définition.
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La victime est au centre de tout, elle est sacrée, elle a raison, elle est moralement supérieure,
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et donc, il faut s'occuper d'elle. Et moi, ce qui m'a surpris, c'est de voir ça arriver dans
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les sciences de gestion, et puis, j'ai fait une petite enquête, j'ai regardé les références
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que citait Jérémy, et je me suis aperçu qu'effectivement, oui, c'était une galaxie,
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c'est une nébuleuse, enfin, disons, un ensemble assez vaste de travaux qui se réclament du
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Management Studies ou des sciences de gestion, et qui montrent cette sensibilité.
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Oui, avec ce que vous soulignez dans ce papier, c'est-à-dire un corpus, finalement,
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extrêmement cohérent. Absolument, absolument, il est cohérent parce qu'autour de cette idée de
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souffrance, qui est pour ces chercheurs le seul vrai problème, le seul problème qui mérite qu'on
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s'y attaque d'un point de vue scientifique, donc les chercheurs doivent s'occuper, doivent regarder
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où est-ce qu'il y a de la souffrance, et s'intéresser à ça pour... L'épouser même,
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enfin, devenir... Et voilà, mais ça va encore beaucoup plus loin, puisqu'on doit briser le
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cœur. Donc, il y a une chaîne de la souffrance qui se met en place, qui doit être respectée,
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c'est-à-dire il y a la victime qui souffre, le chercheur doit souffrir en communion avec la
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victime, par compassion, par empathie, pour bien sentir le phénomène, et il doit, quand il fait des
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productions scientifiques, des articles, des livres, etc., restituer cette souffrance au lecteur.
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Donc, il y a une sorte de cercle qui serait vertueux de la souffrance, qui est une idée qui,
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quand même, est assez étonnante, et tout ça, évidemment, au nom de l'humain. C'est pour être
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plus humain. Il y a un article que j'ai étudié, qui cite 62 fois le mot « humain » ou « humanité »
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dans l'article. Alors, on définit jamais ce que ça veut dire, mais il s'agit avant tout d'être
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plus humain, parce que la science serait distante, froide, inhumaine, en quelque sorte, et supérieure,
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arrogante. Et donc, le chercheur de cette sensibilité-là revendique une humilité
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épistémique, donc il ne sait rien de plus que tout le monde, et il va se mettre au diapason des
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émotions des victimes. Alors, vous mettez les mots, vous dites « cette vision a des conséquences
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néfastes ». Il y a plusieurs reprises en termes de « néfastes ». Et en gros, on verse dans la
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tyrannie des émotions. Ça, c'est très problématique. Oui, parce qu'il y a plusieurs aspects derrière
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ça. Il y a d'abord que les cas qui sont toujours cités dans cette littérature sont toujours des
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cas extrêmes. C'est vraiment une liste épouvantable. C'est les agressions sexuelles les plus violentes,
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c'est les persécutions, c'est les retrouvauches vides, évidemment, des cas de torture, la peine
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de mort aux États-Unis, les sorts des réfugiés, etc. Donc, toutes des choses, effectivement,
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où il y a de la souffrance, c'est absolument indéniable. Et en face desquelles, il est très
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difficile, effectivement, d'objecter quoi que ce soit. C'est indéniable qu'il y a de la souffrance,
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c'est indéniable qu'il y a de grands problèmes graves, etc. Alors maintenant, la question,
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surtout pour nous dans les sciences de gestion, en quoi ça nous concerne dans les sciences de
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gestion ? Quelle est la transposition, le parallèle qu'on peut faire avec l'entreprise,
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l'organisation ordinaire ? C'est vrai qu'il y a de la souffrance, des difficultés dans les
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organisations ordinaires aussi, mais est-ce que vraiment on a besoin de se référer, et comment,
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surtout, à ces cas-là pour rendre compte de ce qui se passe dans les entreprises ordinaires ?
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L'autre aspect, c'est ce que j'appelle l'histrionisme de la souffrance et des émotions,
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quoi. C'est-à-dire qu'il y a une course à montrer ces émotions, et donc qui amène à une forme
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d'intimidation, parce que qui ne montre pas ses émotions, qui ne se montre pas bouleversé,
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et bien est accusé d'être insensible, d'être froid, donc d'être du côté des bourreaux,
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en quelque sorte. Et donc tout ça, ça débouche aussi sur un magnétisme, c'est-à-dire qu'il y a
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les bons, et puis ceux qui souffrent, et ceux qui souffrent avec ceux qui souffrent, et puis il y a
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les méchants, ceux qui ne souffrent pas, ceux qui font souffrir, ceux qui ne sont pas dans la
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compassion avec les victimes. Donc ça, c'est quand même des problèmes, à mon avis, importants.
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Sans même parler de l'absence de hiérarchie dans les douleurs, c'est-à-dire que vous évoquez dans
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le texte, vous dites à un moment, on compare aux juifs, ça à une agression sexuelle, ou à… enfin
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voilà, tout est dedans. Les cas, je ne sais pas moi, au travail de supérieurs qui exercent leur
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pouvoir d'une manière excessive, ce n'est pas nécessairement la même chose, même si c'est un
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vrai coup. Bien sûr. Et alors donc, ce que vous proposez, c'est un retour à la
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pensée classique. Avant d'y venir, vous dites, en gros, on fait passer la vertu avant la vérité,
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c'est un renversement de cette pensée classique, et pour vous, cette pensée classique, celui qui
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l'incarne le mieux, c'est Robert Debussy. Oui, alors, on pourrait traiter cette question-là du
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dolorisme dans l'essence de gestion de manière analytique, froide, avec un débat, avec des
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arguments épistémologiques, mais puisqu'ils sont sur le terrain de la sensibilité, je me suis dit,
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on va aller sur ce terrain-là, justement, et il me semble que cet auteur, Robert Musil,
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qui a écrit « L'homme sans qualité », paru en 1932, qui est quand même considéré comme une des
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plus grandes œuvres littéraires au monde, à l'égal de Proust, de Joyce, de tous ces gens-là,
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il a écrit un chapitre dans ce livre, qui est monumental, qui fait 2000 pages, qui, moi,
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m'avait beaucoup marqué quand je l'ai lu très jeune, à 20 ans, qui s'appelle « La science sourit
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dans sa barbe ». Et pour moi, ce chapitre exprimait parfaitement ce que ça voulait dire d'être un
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scientifique, ce que ça voulait dire d'être un chercheur, la posture. Et Musil raconte une scène
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qui se passe en 1913, où il y a des scientifiques qui sont conviés à une grande réunion, où il y a
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des orateurs qui développent de grands discours humanistes, qui disent que grâce au progrès de
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la science et de la technique, on va éradiquer la pauvreté, enfin tous les maux du monde,
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y compris la souffrance. Et les scientifiques sourient dans leur barbe, ils ont un sourire
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ironique. Et Musil s'interroge sur ce sourire, sur sa signification. Un sourire qui, effectivement,
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alors est-ce qu'il est arrogant ? Est-ce qu'il est supérieur ? Et l'analyse qu'il en propose,
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il dit non, il n'est pas arrogant, il n'est pas supérieur, mais les scientifiques savent bien que
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le savoir est une aventure qui est intrinsèquement douloureuse. C'est-à-dire que d'abord, on commence
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par apprendre des choses qui ne sont pas plaisantes. Alors il en fait une liste de quelques exemples,
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et que ce n'est que dans un second temps que ce savoir va permettre d'affronter la dure réalité
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du monde, la réalité intrinsèque, et trouver des solutions. Mais pour ça, il faut renoncer à tout
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dogme, à toute idée préconçue de ce que va être la vérité, et de ce que doit être la vertu. Et
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donc, ce qu'il exprime par là, c'est que la démarche scientifique est une démarche qui met
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la vérité avant la vertu, et qui a simplement la foi que de la vérité viendra un jour, si on fait
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bien notre travail de scientifique, et si après, les hommes politiques, la société, etc., exploitent
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bien ce savoir scientifique qui a été mis au jour, qu'il en découlera de la vertu, ce qu'il
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appelle la vie exacte. Et moi, il me semble que le dolorisme aujourd'hui se méprend complètement sur
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ce sourire des chercheurs, qu'ils dénoncent en disant que la science actuelle est arrogante,
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indifférente, distante au service des puissants. C'est pas du tout ça que veut dire cette posture
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scientifique, et qu'ils se trompent en disant qu'il faut d'abord travailler à sauver le monde,
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donc travailler à la découverte de la vertu, à faire advenir la vertu en supprimant la souffrance,
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etc. Et parce que s'engager comme ça immédiatement vers sauver le monde, abolir la souffrance,
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faire triompher la vertu, c'est mettre la vérité au service de la vertu. Et ça,
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inévitablement, ça débauche sur le fait de refuser certains savoirs potentiels qui vont
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être douloureux, qui vont être désagréables, qui vont paraître en contradiction, en premier lieu,
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avec la vertu. Donc il me semble que derrière le Doloré, il y a une sorte de panique,
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panique morale, quelque chose d'équivalent, qui s'effraye devant l'impuissance du scientifique
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à résoudre les maux qu'il a devant les yeux, et c'est tout à fait vrai. Mais c'est pas notre
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travail. C'est pas notre travail. Le travail du scientifique, c'est de découvrir le vrai,
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c'est de faire advenir le vrai. C'est ça le premier travail. Et c'est ce que rappelle ce
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texte de Musée. Chercheurs, faites votre boulot. La vertu, ça viendra plus tard,
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où il y a d'autres gens qui s'en occupent. Et vous contribuez à la vertu, mais par le fait de
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faire advenir, de révéler le vrai. Voilà pourquoi ce texte, je l'ai mis en avant, parce qu'il révèle
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justement que le chercheur n'est pas cet être indifférent et supérieur, et qu'il n'est pas du
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côté des puissants, il fait son boulot. Un papier qui va faire beaucoup parler,
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parce que derrière, on ne l'a pas évoqué, mais il y a quand même, vous l'évoquez d'ailleurs,
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vous-même dans le papier, mais il y a les approches féministes, les approches Grand
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Challenge, etc. Tout ça, c'est le dolorisme, tel que présenté. C'est pas que du dolorisme,
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mais il y a beaucoup de dolorisme à l'intérieur de ça, et le dolorisme se nourrit beaucoup dans
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ses approches. Il ne faut pas confondre non plus. Absolument, mais en tout cas, un sujet qui est au
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cœur de tous les débats de société aujourd'hui, on le voit bien, on le voit partout, cette question
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de la place de l'émotion, qui peut donner parfois un sentiment un peu tyrannique. Merci à vous,
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Jean-Philippe.
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Beaucoup, beaucoup, Hervé Laroche, pour ce texte d'abord, et pour cette interview ensuite. Revue
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française de gestion, c'est le numéro 316, contre le dolorisme, en sciences de gestion,
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Musile et le sourire du chercheur.
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