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La lecture des fiertés - « L'abîme » de Nicolas Chemla (Le Cherche midi)
maisoneditis
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27/06/2024
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Art et design
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Et tandis que d'autres passaient leur soirée à se faire voir dans les cocktails et les
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soirées mondaines, je passais les miennes à traîner dans les saunas, les sexclubs
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et les backrooms, ou suspendus dans l'entremonde hertzien des premiers réseaux téléphoniques
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de rencontres.
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On faisait défiler les annonces au milieu de la nuit, au creux de l'oreille, mec viril
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à pomper, bonne salope vide couille pour macho TTBM, jusqu'à entendre le petit bip
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de la mise en contact, alors la voix, la voix seule, la voix sans corps mais avec tout son
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grain, retrouver son plein potentiel érotique, fantôme et fantasme.
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Je passais mes soirées donc à baiser, baiser, baiser, à la recherche de quoi, je ne sais
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trop dire, suivre au plus près la circulation du désir de la ville, me nourrir de son énergie,
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devenir moi-même une synapse, une électrode sur la carte mère de la grande machine désirante
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méta-urbaine, mais surtout, surtout, soyons honnêtes, le plaisir, le plaisir, le plaisir,
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la jouissance sauvage, et n'ayons pas peur des mots, il m'est arrivé de connaître
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des orgasmes proches de l'extase, avec de parfaits et mutiques inconnus, dans l'espace
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interstitiel des cabines des sex-clubs, baiser presque sans parler et sans rien savoir de
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l'autre, quel bonheur, quelle félicité, tu touches à l'être profond, tu parviens
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à quelque chose d'essentiel, dans les entrailles de la ville, tu t'enfermes à deux, dans
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ces petites capsules de ténèbres souterraines, tu dérives hors de l'espace et du temps,
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sur les vagues lointaines d'une deep house aux beats hypnotiques, des murs noirs et nus,
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une planche monacale en guise de lit, et au plafond, un faible spot dont la lumière de
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braise caresse des vigoureux corps abandonnés des amants, dont on ne perçoit plus que les
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reliefs et les courbes lourdes et à peine les visages dans l'ombre, et forcément
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ces chairs musculeuses qui émergent de la nuit évoquent le caravage, et il y a aussi,
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dans le mystère de ces instants, une gravité légère, légère et grave parce que totalement
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libre et totalement gratuite et sans lendemain, un instant suspendu et infini est quelque
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chose du condamné à mort de jeûner, grand comme l'univers mais le corps tâché d'ombre
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marche vers le soleil de son corps sans péché, adore à deux genoux comme un poteau sacré
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mon torse tatoué, adore jusqu'aux larmes mon sexe qui se ronte, frappe mieux qu'une
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Et lorsque l'alchimie opère, dans cette rencontre et cette fusion des chairs, dans
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ces mains tremblantes qui s'émerveillent de chaque volume, chaque rebond et chaque
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frisson, dans cette rencontre absolue, intime, de l'autre qui pourtant demeure absolument
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intimement insondable, hors d'atteinte bien qu'il s'offre pleinement à toi, il y
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a alors, oui, une telle merveille dans le regard, une reconnaissance et une gratitude
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infinie de s'être trouvé en se perdant, en renonçant à soi, s'offrir en s'annulant,
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et le vertige d'un mystère qui reste entier, comment peut-on s'aimer tant sans se connaître ?
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Un mystère qui questionne l'âme et le cœur, et l'homme, et la part de divins
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en nous, si une telle chose existe, et une jouissance si pure, qu'elle est presque
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cosmique, si pure, parce qu'elle n'est entachée de rien, d'aucun calcul, aucune
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transaction, aucune rancœur, aucune attente, aucun souvenir de ce qui fâche, aucune usure
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non plus, aucune routine, et ils étaient manutentionnaires, éleveurs de chevaux, pilotes,
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légionnaires, gardiens de la paix, comptables ou cadres, ambulanciers ou éboueurs, professeurs
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de latin ou champions de boxe, ou paysans, ou danseurs, ou ouvriers, ou DJ, et chacun
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aurait pu être un archange ou le messie aussi nu que le clochard céleste de Kerouac,
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un archange effondré dans le corps d'un gladiateur au combat épuisé, et vraiment,
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depuis le plafond de notre cellule si loin du monde, le spot diffusait un faisceau de
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lumière d'un rouge pâle qui traversait la pénombre comme une flamme mourante et
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transmuait l'airain des muscles luisants de sueur en gouttes d'or liquide, et il
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m'apparut, parfois, que dans une tempête unitive nous atteignions à la très haute
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sphère de l'indivisé, la magie du néant primordial, d'avant le nombre et d'avant
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la chère, ni Dieu, ni toi, ni moi, et longtemps aussi, même quand nos rencontres n'atteignaient
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pas cette dimension mystique, j'ai cru à cette grande fraternité socialiste dont
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rêvait Walt Whitman, ses amours viriles, cet appétit phallocrate, ce culte transnational
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de la force et de la semence, tous unis dans la bite et la testostérone, qui fait voler
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en éclats toutes les frontières de classe et de culture, mais aujourd'hui je n'y
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crois plus, enfin plus vraiment, ou si peu, la lumière s'estompe, la flamme s'éteint,
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il ne reste plus que des cendres, c'est une forme d'érosion due à la répétition,
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le flux et le reflux du désir, et les hommes et les orgasmes les uns après les autres,
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et il fut un temps où l'on disait « the internet killed everything », l'internet
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a tout tué, parce qu'à force de voir des images de Double Rainbow, ou de Supermoon,
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ou de plages de rêves 20 fois par jour, d'un bout à l'autre de la planète, et bien
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on s'émerveillait de moins en moins, jusqu'à n'en avoir littéralement plus rien à foutre,
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et bien là c'est pareil, d'ailleurs la plupart des gays finissent en couple et se
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calment vachement, ou au contraire sont pris dans une spirale de chemsex toujours plus
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intense, voire hardcore, et pour moi ce ne fut ni l'un ni l'autre, juste une mise
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en berne, une pause à durée indéterminée, un beau jour tu te rends compte que ça fait
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3 ans que tu n'as pas baisé, ou presque, et ça ne te manque même pas, et pourtant
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tout fonctionne bien de ce côté là, c'est juste que le désir est mort.
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