00:03 Vous êtes le médecin humanitaire, membre du conseil d'administration de médecins du monde,
00:07 chercheur également associé à l'IRIS.
00:09 Vous avez vécu vous-même un séisme.
00:12 En tout cas, vous êtes venu en aide à la population en 2003 à Bam en Iran.
00:16 À l'époque, 26 000 personnes avaient été tuées, 30 000 blessés.
00:19 Un autre séisme également au Pakistan.
00:21 Qu'est-ce qui vous avait marqué le plus à l'époque ?
00:25 C'est à la fois une scène de désolation absolue et puis surtout une mobilisation des acteurs de sociétés civiles aussi très marquante.
00:35 Les premières réponses en urgence, c'est ce qu'on voit aussi aujourd'hui en Turquie,
00:39 c'est-à-dire que ce sont vraiment les acteurs locaux qui sont les premiers à répondre à l'urgence ultime,
00:43 sortir les gens des décombres, les amener à l'hôpital lorsqu'il y a besoin d'opérations chirurgicales.
00:49 Il y a toute cette dimension d'initiative locale qui m'avait beaucoup marqué en Iran et au Pakistan et qu'on voit aujourd'hui en Turquie.
00:58 Parce que les équipes de secours à l'international arrivent lentement finalement sur zone.
01:04 Là, on est trois jours après. Mais bon, c'est bien sûr, ce n'est pas une mauvaise volonté de leur part.
01:08 Les zones sont difficiles d'accès et c'est ça la difficulté.
01:11 Voilà, l'aide, elle est multiple. Il y a les acteurs locaux avec des initiatives de sociétés civiles turques.
01:16 Si on parle de la Turquie, on reviendra sur la Syrie après. Il y a bien sûr tout ce qui relève du croissant rouge turc,
01:23 des militaires aussi probablement qui vont participer aux opérations et puis l'aide interétatique, l'aide d'urgence médicale.
01:29 Et on sait qu'il y a près d'une quarantaine de pays qui interviennent.
01:32 Des premières aides et équipes qui sont arrivées dans la nuit de lundi à mardi et qui s'affairent notamment sur le fait de déblayer les corps,
01:39 de sortir les victimes sous les décombres. Et puis voilà, l'enjeu aujourd'hui, ça va être aussi de coordonner cette aide
01:46 qui peut devenir un problème si elle est mal organisée et donc faire en sorte qu'il y ait des acteurs qui s'occupent de la santé.
01:53 Tout ce qui relève de la chirurgie, de la prise en charge médicale en termes de continuité des soins aussi pour toutes les maladies chroniques
01:59 qui vont continuer à exister. La prise en charge psychologique qui va être quelque chose d'important, qui va s'étendre dans la durée.
02:06 Et puis bien sûr, tout le volet logistique, la distribution de nourriture, de couverture et tout ce qui relève des abris, des tentes,
02:13 notamment parce qu'énormément de bâtiments ont été détruits. Ça, c'est la spécificité turque.
02:16 Et puis côté syrien, je dirais, on a déjà des difficultés à avoir des chiffres corrects. On est dans un contexte volatile où il y a 12 ans de guerre
02:24 qui ont affaibli une population de millions de déplacés. - 300 000 déplacés après ces séismes, nous disent les autorités.
02:31 - En plus des millions de déplacés déjà existants et des millions de réfugiés que l'on connaît en Jordanie, en Turquie et au Liban de Syrie
02:38 et où là, le système de santé est déjà très affaibli, les populations sont en difficulté. Il y a le choléra qui existe depuis plusieurs mois
02:45 et qui risque de flamber parce qu'on aura des difficultés d'accès à l'eau et à la nourriture. Donc les équipes de médecins du monde,
02:51 elles sont en place en Turquie parce qu'elles avaient l'habitude d'intervenir en Syrie. Elles vont renforcer leur aide aux autorités turques si elles le demandent
02:58 et aux autorités syriennes selon les poches de population. C'est un enjeu majeur. L'accès aux populations en Syrie et le fait de pouvoir faire rentrer
03:07 le matériel, il n'y a qu'une seule voie aujourd'hui d'accès depuis la Turquie.
03:10 - Bab al-Awa, le seul point de passage entre la Turquie et la Syrie, à cause d'une décision des Russes qui, eux, ont décidé de fermer les autres points de passage,
03:19 ça, c'est une difficulté majeure.
03:21 - On est dans un contexte diplomatique compliqué, une zone de guerre avec finalement plusieurs poches, on va dire, des territoires qui ne sont pas tenus en majorité
03:30 par le gouvernement de Damas. Il y a des territoires tenus par des Kurdes, d'autres par des forces islamistes plutôt radicales, des territoires sous obédience turque,
03:38 et finalement pas beaucoup de territoires en lien avec les autorités de Damas. Donc une complexité liée à ce contexte de guerre qui a, encore une fois, affaibli les populations,
03:48 des difficultés de savoir si on va pouvoir faire passer du matériel, puisqu'évidemment, il y a de la défiance entre les acteurs et même de la tension puisqu'on parle de zone de conflit.
03:58 - Il ne faut pas que le matériel soit détourné.
03:59 - Voilà, entre autres. Donc il y a un enjeu aussi peut-être de pression pour que des voies, ce qu'on appelle des corridors humanitaires puissent s'ouvrir,
04:07 que ce soit de l'approvisionnement de matériel depuis la Jordanie ou depuis la Turquie.
04:11 C'est des enjeux qui sont importants aujourd'hui, qui doivent se négocier, je dirais, avec un esprit focalisé sur l'aide d'urgence,
04:17 parce que cela va conditionner la possibilité d'aider ces civils syriens qui vivent une double peine, en quelque sorte.
04:24 - Le croissant rouge syrien réclame la levée des sanctions internationales. Selon le croissant rouge syrien, ces sanctions bloqueraient l'acheminement de l'aide. Est-ce que c'est vrai ?
04:34 - Oui, c'est très difficile aujourd'hui de pouvoir travailler en Syrie, d'abord parce que ce n'est pas toujours évident de négocier avec le régime de Damas.
04:40 - Mais les sanctions, elles concernent l'aide humanitaire ?
04:42 - Elles ne concernent pas forcément l'aide humanitaire directe, mais on ne peut pas toucher toutes les populations parce qu'elles sont dispatchées dans divers gouvernements
04:52 avec des leaders qui ne sont pas forcément tous de la même obédience. Donc il faut avoir une expertise de long terme.
05:01 Et c'est pour ça que les équipes de Médecins du Monde, aujourd'hui, vont pouvoir être opérationnelles parce qu'on travaille avec des partenaires de terrain.
05:06 Il ne s'agit pas d'envoyer des équipes comme ça depuis la France ou d'autres pays, parce qu'aujourd'hui, pour répondre à l'urgence dans ce contexte volatile d'insécurité qu'est la Syrie,
05:14 il faut avoir des ancrages de longue date. Et donc c'est via nos partenaires locaux...
05:17 - Y compris dans les zones rebelles, y compris dans les zones djihadistes ?
05:19 - Alors c'est plus compliqué, mais oui, dans les différentes zones, on a des partenaires. L'enjeu, ça va être de savoir comment on va pouvoir faire rentrer cette aide.
05:28 Parce que, pour répondre à votre question, oui, les sanctions touchent le régime de Damas, mais parfois, il faut pouvoir passer à travers certaines zones pour pouvoir en toucher d'autres.
05:37 Et donc, voilà, entre les difficultés de pouvoir faire rentrer le matériel depuis la Turquie, et donc il faut demander à ce qu'il y ait plus de voies d'entrée et pas uniquement une seule voie,
05:46 et puis voir comment le régime de Damas va aussi assouplir la possibilité de passer dans certaines zones.
05:51 Tout ça, ce sont des déterminants qui accentuent la difficulté d'acheminement de l'aide en Syrie.
05:58 En Turquie, ça va être la coordination de l'aide, le froid aussi qu'on retrouve et qui est un marqueur de gravité de la situation.
06:04 Ce froid est aussi présent en Syrie. Et puis, ça va être aussi surtout comment on va gérer l'inscription de cette aide dans la durée.
06:11 Parce qu'il ne s'agit pas simplement d'une aide pour les urgences vitales, elle est fondamentale, mais on s'inscrit sur plusieurs semaines ou plusieurs mois.
06:18 — Jean-François Cortier, on est frappé par le nombre de morts, de victimes, 11 200 entre la Turquie et la Syrie.
06:25 Comment est-ce qu'on explique cette catastrophe en nombre de victimes ? Est-ce que c'est dû à la force du tremblement de terre, des tremblements de terre,
06:34 puisqu'il y a eu des répliques extrêmement fortes ? C'est dû aussi aux immeubles qui ne sont pas solides, qui ne sont pas aux normes ?
06:40 — Absolument. Il y a plusieurs déterminants de gravité. La magnitude est bien sûr un déterminant important.
06:45 On était à 7,8 et même 7,5 sur le deuxième tremblement de terre. Oui, bien sûr, la nature des constructions, on voit bien que cela va conditionner
06:52 le nombre de morts et de blessés. Sur Bâme, par exemple, il y avait beaucoup d'habitations en terre. Donc on avait finalement pas trop de blessés,
06:58 même s'il y avait eu un nombre conséquent, beaucoup de morts. Là, au Pakistan ou en Turquie, on est sur des habitations en dur.
07:03 Donc il va y avoir beaucoup de morts et de blessés avec des compressions de membres. Donc beaucoup de patients qui vont avoir besoin de dialyse,
07:09 de chirurgie. On est dans un contexte aussi où les difficultés d'accès, soit parce que les étendues sont importantes, des zones montagneuses,
07:17 parce que l'hiver est aussi là, qui vont accentuer – on va dire – les mortalités et qui vont limiter la possibilité de sauver davantage de personnes.
07:24 Voilà. Il y a un faisceau déterminant, plus la question de l'accès en zone de guerre et de sécurité volatile, qui font que oui, le tableau va encore se noircir
07:33 et qu'il va falloir beaucoup de détermination pour que l'aide puisse s'inscrire dans l'urgence en Turquie, en Syrie et dans la durée.
07:41 – Il est encore possible aujourd'hui, 3 jours après, de retrouver des personnes vivantes sous les décombres ?
07:45 – Oui, on l'en trouvera encore dans une semaine, 15 jours probablement. Voilà. Donc ça, c'est des images que l'on voit aujourd'hui,
07:54 qui sont à la fois dramatiques et étonnantes, d'enfants qu'on retrouve survivants. On va en revoir encore toute la semaine.
08:00 L'enjeu, ça va être évidemment la gestion, comme je l'ai expliqué tout à l'heure, de la coordination de l'aide et puis la gestion des controverses.
08:07 On voit déjà aujourd'hui des controverses en Turquie autour de l'aide qui ne serait pas assez rapide.
08:12 On verra demain des controverses autour des détournements de l'aide. C'est classique de ce genre de contexte. Voilà, l'enjeu, c'est...
08:19 – Là, les autorités turques, pardon, elles se concentrent dans les grandes villes et ensuite, elles iront dans les zones un peu plus reculées, c'est ça ?
08:24 – Je pense qu'elles vont se développer le plus rapidement possible, là où c'est nécessaire et qu'avec la coordination et l'aide internationale,
08:32 elles vont couvrir avec différents mécanismes qu'on appelle les mécanismes de clusters, notamment les Nations Unies aussi peuvent aider,
08:38 pour qu'il y ait une répartition du travail entre les acteurs de la santé, les acteurs de la logistique et sur une approche territoriale.
08:43 Donc ils vont couvrir assez rapidement, je pense, parce qu'encore une fois, la Turquie est un pays riche.
08:48 Ils ont l'expérience de ce genre de catastrophes. Je suis beaucoup plus anxieux pour la Syrie, même si la Turquie reste un contexte dramatique.
08:56 La Syrie a vraiment une attention sur le fait de pouvoir améliorer l'accès au matériel à l'aide pour les équipes en place,
09:03 notamment les équipes de médecins du monde qui sont en place et qui feront tout pour pouvoir conditionner cette nouvelle forme d'urgence
09:10 dans un contexte de guerre déjà très épouvant pour les civils.