00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare, un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:11Je suppose que nombre d'entre vous, chers amis, se sont déjà rendu compte au moins une fois dans leur vie qu'ils avaient tort.
00:19Oh, je suis comme vous et comme vous, je sais que c'est une chose parfois difficile à admettre, pour peu que l'on soit un tantinet têtu.
00:28Donc, seulement il y a des choses sur lesquelles il n'est pas grave de se tromper, des choses pour lesquelles on peut faire amende honorable, sans pour autant en faire une question de vie ou de mort.
00:39Dans l'histoire que vous allez connaître aujourd'hui, un homme s'est trompé, lourdement trompé, par deux fois.
00:46Il a eu pourtant largement le temps d'admettre qu'il avait tort.
00:50Oh, je vous le dis dès le départ, il n'a pas commis de crime.
00:53Selon la loi, ce n'est pas lui que l'on jugera devant les assises.
01:00Et s'il est mort maintenant, c'est de mort naturelle, probablement persuadé qu'il n'avait pas tout à fait tort.
01:08C'est tout ce qu'un homme dans sa situation pouvait admettre.
01:12Cet homme, c'est un père de famille, un homme simple et rude.
01:16Il est forgeron à Frenancourt, dans un petit village du nord-est de la France, où, comme à l'ouest, on est têtu.
01:27Depuis deux ans, il tient bon le père Véron, envers et contre les sentiments que sa propre fille Raymond
01:32éprouve à l'égard d'un garçon qui ne plaît pas à la famille, mais qui surtout ne lui plaît pas à lui.
01:39Un homme habitué à manier le fer rouge et à le tordre, il ignore les états d'âmes de sa fille, comme il dit.
01:45La gamine doit céder, et elle cédera.
01:48Quant à l'amoureux, Alfred, il est trop malingre, un bon à rien rêveur.
01:54Il cédera aussi.
01:56Tout rentrera dans l'ordre, et il se charge, lui, Véron, de se trouver un gendre qui lui conviendra.
02:01Un bon gars, bien costaud, prêt à faire du bon travail et de beaux enfants,
02:05qui nourrira sa famille en travaillant du lever du jour au cocher du soleil.
02:08Un bon ouvrier, un bon père, un bon mari, et un bon gendre,
02:12qui ne perdra pas son temps à parler des étoiles au clair de lune
02:14et à raconter toutes ces sortes de bêtises qui viennent dans la tête des gens de la ville.
02:20Mais, Alfred et Raymond, le Roméo et la Juliette du village,
02:27allaient donner tort au papa irrascible.
02:29Ils allaient lui donner tort une première fois, puis une seconde fois,
02:34en s'y prenant de telle manière que leur histoire d'amour,
02:38qui aurait pu, que dis-je, qui aurait dû être banale,
02:43est devenue l'un des dossiers extraordinaires de la police.
02:46Je vous ai dit que Véron, le forgeron Véron, père de la jeune Raimonde,
03:11allait avoir tort, plutôt deux fois qu'une.
03:14Voyons donc la première fois.
03:16Le forgeron est un homme puissant, haut en couleur,
03:20qui a l'habitude probablement de taper sur la table en tonnant ses opinions bien haut.
03:25Sa fille, qui l'a élevée seule, en sait quelque chose.
03:29Entre eux, les confidences sont rares.
03:31Raimonde habite chez sa grand-mère, une paysanne brave, bien âgée,
03:36guerre bavarde, qui semble venir d'un autre siècle.
03:39La personnalité et les allures de sa petite-fille lui font un peu peur,
03:43de son temps, n'est-ce pas ?
03:45Alors, là aussi, les confidences sont rares.
03:48Et Raimonde a 19 ans.
03:50C'est dur de se taire à 19 ans l'âge des rêves, des enthousiasmes, des incertitudes.
03:54À qui confier tout cela ?
03:56À l'instituteur ?
03:58Elle est trop grande maintenant.
04:00Au curé, où il lui dira d'être sage et d'obéir à son père.
04:03Au facteur.
04:03Il le racontera au bistrot et les garçons riront sur son passage le dimanche au bal.
04:10Raimonde n'a pas d'ami de son âge.
04:12Et on aurait-elle qu'il serait difficile de leur dire qu'elle a un amant ?
04:16Oh, ce n'est pas une chose que l'on affiche en 1930.
04:19Raimonde passerait pour une dévergondée, comme on dit au pays.
04:22Une de ses filles qui viennent au bal sans cavalier
04:24et repartent accompagnées par les chemins sombres.
04:27Et puis, de toute façon,
04:29une passion cachée doit rester une passion cachée pour garder tout son mystère.
04:32Et dans les livres de quatre sous que Raimonde achète chez la mercière,
04:36les amants sont toujours persécutés.
04:38Quelquefois même, la jeune fille meurt à la fin.
04:41Et le fiancé, désespéré, la rejoint dans la mort.
04:45C'est beau.
04:46En l'occurrence, le fiancé, que fréquente Raimonde depuis deux ans, s'appelle Alfred.
04:50Ou ce n'est pas un prénom très romantique, mais peu importe.
04:53Alfred Hélin, donc, a 23 ans, il est manœuvrier.
04:57C'est-à-dire qu'on l'embauche à la journée pour les travaux agricoles.
04:59Mme Hélin, sa mère, a mis au monde 12 enfants, dont 7 sont morts en bas âge.
05:06Son médecin dit d'elle qu'elle est peu résistante physiquement et fantasque au mental.
05:10On le serait à moins.
05:12M. Hélin, son père, est à la retraite vieux coloniale.
05:15Il a été réformé pour troubles nerveux à la suite d'un traumatisme reçu en service aux commandés.
05:22L'ambiance familiale chez les Hélin est assez déprimante
05:23et Alfred, lui non plus, ne se confie guère.
05:27Un père instable, une mère usée, un frère qui s'est jeté sous un train il y a 4 ans,
05:32on n'a jamais su pourquoi.
05:33Alors, Alfred, à peine la soupe avalée se sauve de cette maison,
05:37il va errer dans les chemins d'alentour, regardant le monde, rêvant aux étoiles.
05:41Tout ce que le père Véron n'aime pas.
05:45Un jour, il a rencontré Raimonde.
05:48Elle lui a parlé, ils se sont revus, ils se sont confiés l'un à l'autre,
05:54et bien sûr, ils se sont aimés.
05:57Ils ont maintenant pour eux, tout seuls, un minuscule univers de tendresse,
06:02de confiance absolue.
06:04Ce qui leur a toujours manqué, ils l'ont enfin.
06:08Pour se soustraire au ragot du village et à l'autorité du père Véron,
06:11qui a eu vent de la chose,
06:13ils se retrouvent en secret tous les jours dans le petit bois de Mont-Sau-les-Loups.
06:17Ils font de grandes promenades silencieuses,
06:20et lorsqu'ils s'assoient au pied d'un arbre,
06:22c'est pour échanger des serments
06:23que les petites revues à quatre sous de la Mercière ne renieraient point.
06:28Lorsqu'ils sont empêchés de se voir,
06:30Raimonde écrit des petits billets passionnés.
06:33« Je t'ai vu passer à bicyclette,
06:36j'étais dans l'auto de mon oncle,
06:38et je voulais me jeter par la portière.
06:40Mon Fred chéri, je souffre, viens-moi en aide,
06:43je suis martyr, je pleure, par pitié,
06:45j'ai confiance en toi,
06:47malgré toutes les misères que l'on me fait,
06:48je serai à toi pour la vie. »
06:51Puis les choses se gâtent sérieusement.
06:55Alfred a pris son courage à deux mains,
06:58et il est allé voir le père de Raimonde
07:00pour se justifier et lui demander sa main.
07:03Le père s'est fâché de tout rouge.
07:05Il a traité Alfred de tous les noms.
07:07Pour lui, c'est un malade, un ivrogne, un feignant,
07:10bref, ce n'est pas un homme,
07:11et il n'aura pas sa fille.
07:12« Et quand je dis non, c'est non ! »
07:14crie le forgeron,
07:16en jetant Alfred à la porte.
07:18Pleure, supplication de Raimonde, rien n'y fait.
07:22Et le père d'ajouter,
07:23« Tu es mineur, et tu m'obéiras,
07:27en tout cas jusqu'à ta majorité. »
07:30J'imagine aujourd'hui un père disant ça à sa fille,
07:34et se faisant rire au nez tout simplement,
07:36ou bien alors subissant une contestation en règle
07:38à propos de l'autorité parentale.
07:40Mais on ne parle pas encore de contestation en 1930
07:43dans le petit village de Mont-Soleilou.
07:45Et le père Véron se perçoit
07:47qu'il a mis un terme à ce roman stupide.
07:51C'est là qu'il commence à se tromper.
07:55Il aurait dû essayer de comprendre au lieu de tempêter.
08:01À cette minute, il vient de prendre le risque
08:03de voir se transformer ce qui n'était peut-être jusque-là
08:06qu'une petite amourette.
08:09Il vient de prendre la responsabilité
08:11de la faire grandir en passion
08:13et par là même de devenir incontrôlable.
08:17« Pauvre père Véron ! »
08:21Sa forge ne l'a pas habitué
08:22au tourment de Mme Bovary
08:24et il croit bien faire.
08:27Alors Alfred et Raymond,
08:29qui jusque-là n'étaient que deux amoureux incompris,
08:32se sentent devenir sublimes.
08:36Il ne leur reste qu'une solution,
08:39râver la famille, le village
08:41et le monde entier par la même occasion.
08:44Un dimanche solitaire s'est écoulé
08:48pour l'un comme pour l'autre
08:49et l'on a pris rendez-vous
08:51pour le lendemain lundi dans le petit bois.
08:55C'est le mois de mai.
08:57Le village entier est au travail.
09:01Raymond se sauve de chez sa grand-mère
09:03et court vers le petit bois
09:04où Alfred doit la rejoindre.
09:08Il arrive en retard
09:09car il est allé faire une course mystérieuse,
09:13une course
09:13qui gonfle la poche de son veston
09:17de manière inquiétante.
09:20C'est la fin d'une belle journée de printemps.