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  • 10/05/2024
Thomas Sotto reçoit l'écrivain Salman Rushdie pour un entretien exceptionnel dans les 4 vérités. 

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Transcription
00:00 Bonjour, Salman Rojdi, merci d'avoir accepté d'accorder une de vos rares interviews au 4V et à Télématin pour nous parler de votre dernier livre,
00:09 "Le Couteau", qui vient de sortir chez Gallimard. Et si vous êtes de passage ici, au Ritz à Paris, c'est pour recevoir le prix Constantinople,
00:15 prix littéraire qui récompense des œuvres et des auteurs qui font le pont, le lien entre les cultures et les civilisations, entre l'Orient et l'Occident.
00:24 Déjà, pour commencer, quand on a votre carrière, Salman Rojdi, quand on a votre âge, votre expérience, votre vie et j'allais dire votre destin,
00:31 est-ce qu'on est encore sensible aux prix et aux honneurs ?
00:34 Absolument, absolument. Les prix sont formidables. Parfois, on remporte un prix et parfois, on ne le remporte pas. Et peu importe.
00:44 Alors "Le Couteau", c'est le récit de la tentative d'assassinat dont vous avez été victime. Et que vous racontez dès la première page ?
00:51 À 10h45, le 12 août 2022, par un vendredi matin ensoleillé dans le nord de l'État de New York, j'ai été attaqué et j'ai failli être assassiné
00:59 par un jeune homme armé d'un couteau, juste après être monté sur scène dans l'amphithéâtre de Shotoka, pour y parler de l'importance de préserver
01:08 la sécurité des écrivains. Vous allez alors vivre derrière ça 27 secondes interminables, terrifiantes, qui auraient pu être les dernières de votre vie,
01:15 Salman Rushdie, 33 ans et demi après la fatwa de l'Ayatollah Khomeini, lors de la publication de vos versets sataniques.
01:22 Qu'est-ce qui vous a donné envie de prendre le stylo pour répondre à ce couteau ?
01:26 Au début, je ne souhaitais pas le faire. Au début, je me suis dit "Je vais laisser passer". Et puis, j'ai appris, j'ai vu que ça prenait une telle place
01:39 dans mon esprit que je ne pouvais pas faire autre chose que de prendre le stylo et d'écrire. Et puis, mon état d'esprit a complètement changé.
01:48 J'ai tout à coup eu le sentiment que j'avais l'impression de pouvoir recontrôler le récit, en faire mon propre récit et raconter à ma manière.
01:59 Ça veut dire que ça a commencé comme une thérapie et ça s'est poursuivi comme un plaisir d'écrivain ?
02:04 Pas exactement une thérapie, parce que la thérapie, j'en fais en parallèle. La thérapie, c'est la thérapie. L'écriture, c'est l'écriture.
02:13 C'est plutôt une question de force, de puissance. Être attaqué, lorsque vous êtes attaqué comme je l'ai été, on perd sa force. On perd quelque part.
02:23 En écrivant, on la retrouve cette force.
02:25 Quand vous le voyez foncer sur vous, vous racontez, vous écrivez "C'est donc toi, te voilà". Ça veut dire quoi ?
02:31 En 1989, très souvent, j'ai évidemment imaginé la possibilité que quelqu'un comme lui m'attaquerait un jour dans un public, vienne d'un public et me saute dessus.
02:47 Je l'ai imaginé à ma entreprise. Et puis à un moment donné, j'ai cessé d'imaginer cela.
02:53 À ce moment-là, j'habitais à New York, ça fait près de 25 ans que j'habitais à New York, et pendant des années, ma vie était normale.
03:00 Ma vie se déroulait normalement, je faisais ce que je souhaitais faire, je me déplaçais, je faisais des conférences, je participais à des festivals de littérature, il n'y avait jamais de problème.
03:12 Donc pour moi, ce chapitre était un peu clos. Et puis en fait, il ne l'était pas du tout.
03:18 Et alors vous écrivez "Ma seconde pensée fut pourquoi maintenant ? Pourquoi maintenant après toutes ces années ?"
03:23 Est-ce que vous avez trouvé la réponse à cette question, Salman Rushdie ?
03:26 Je pense que ce jeune homme, finalement, est une exception. Il n'est pas représentatif de beaucoup d'autres, il me semble.
03:36 Je pense qu'il est allé au Liban, il a rendu visite à son père, et puis c'est à ce moment-là qu'il a été radicalisé pendant son séjour là-bas.
03:45 Et il se demandait ce qu'il devait faire, ce qu'il allait faire, il lui a fallu quatre ans pour trouver la cible.
03:50 Il se trouve que la cible, c'était moi, malheureusement.
03:54 Vous imaginez dans le livre un dialogue avec ce jeune homme de 24 ans ?
03:57 Si c'était lui qui était assis en face de vous là, qu'est-ce que vous lui diriez ?
04:02 Je lui dirais "Bonne vie en prison".
04:05 Je pense qu'en écrivant ce livre, j'ai finalement dit ce que j'avais à lui dire.
04:12 Je ne pense pas aujourd'hui devoir en rajouter. Tout est dans le livre. Voilà.
04:16 Il suffit qu'il lise le livre. Je ne pense pas qu'il le lise un jour.
04:19 Et la colère, et la haine, est-ce que vous arrivez à les tenir à distance aujourd'hui, quand vous voyez vos cicatrices,
04:24 quand vous voyez cet oeil qui ne verra plus jamais ? Est-ce que vous arrivez à mettre de la distance avec ça, à être sage ?
04:30 Vous savez, c'est assez intéressant. Je n'ai pas ce sentiment de colère.
04:38 Dès le début d'ailleurs, immédiatement après l'attaque, c'est un peu l'émotion que je n'ai pas ressenti.
04:45 C'est assez intéressant. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais j'ai l'impression que la colère, ça vous fait reculer.
04:53 Moi, j'avais besoin d'abord de survivre, ensuite de guérir, d'aller mieux.
04:57 Et tout ça, ça signifie aller de l'avant. La colère, c'est régresser. Je n'ai pas le temps de régresser, de revenir en arrière.
05:05 Alors, il n'y a pas de colère, mais est-ce qu'il y a de la peur aujourd'hui ?
05:08 Est-ce que plus de trois décennies à vivre sous la menace comme vous l'avez vécu,
05:12 ça a renforcé la peur ou paradoxalement, ça a tué, ça a éteint cette peur chez vous ?
05:17 Comme vous l'avez dit à l'instant, cela fait des années que je vis avec la peur.
05:22 Donc, la peur est un sentiment que je connais bien.
05:24 J'ai développé des techniques qui me permettent de gérer la peur, finalement de la mettre un peu de côté.
05:29 Aujourd'hui, j'ai évidemment besoin de faire attention.
05:34 Pendant longtemps, je n'ai pas eu besoin de faire attention, mais ce n'est pas la même chose que la peur.
05:39 Alors, vous décrivez votre mort, que vous pensez comme imminente, au moment de l'agression, dans les secondes qui ont suivi.
05:44 Je n'ai pas eu le sentiment de m'élever hors de mon corps.
05:46 Une part de moi murmurait "vivre, vivre".
05:49 Et vous vous inquiétez alors pour savoir où sont vos cartes de crédit et où sont vos clés de maison.
05:54 Ces souvenirs-là, ils sont précis ou ils sont romancés ? Ou vous n'en savez rien ?
05:59 Non, non, non, je me souviens très bien.
06:02 D'ailleurs, j'étais en train de, immédiatement après l'attaque, j'ai voulu savoir où j'étais blessé.
06:05 Il a fallu que j'enlève mes vêtements.
06:07 Et ce qui m'a préoccupé à ce moment-là, c'est effectivement les clés.
06:12 Les clés qui étaient dans une poche, la carte de crédit dans une autre poche.
06:15 Avec le recul, aujourd'hui, voilà, c'était une idée de survie, finalement.
06:21 Parce que je me suis dit "je vais en avoir besoin".
06:23 Je vais avoir besoin de cette clé pour rentrer chez moi.
06:25 Je vais avoir besoin de ma carte de crédit également, parce que je n'ai pas prévu de mourir aujourd'hui.
06:31 Ça m'est venu immédiatement.
06:32 C'était quelque chose de très fort, un esprit de vie qui m'a animé à ce moment-là.
06:39 N'empêche, Salman, on se dit que depuis les versets sataniques, depuis 1988,
06:43 les choses ne sont pas allées forcément dans le bon sens dans le monde.
06:47 Là, on a encore le cas d'un jeune rappeur iranien, Toumaj Salehi,
06:50 qui est en prison et condamné à mort pour avoir dit non au Molla.
06:54 Est-ce que les fondamentalistes, les obscurantistes, sont en train de gagner la partie,
06:57 comme beaucoup le redoutent, dans le monde occidental ?
06:59 Est-ce que c'est aussi votre sentiment, ça ?
07:01 Je n'aime pas l'idée qu'ils puissent gagner.
07:04 Je pense que la lutte continue.
07:07 Malheureusement, le monde est rempli de luttes, et cette lutte contre le fanatisme,
07:12 les fanatismes, en fait partie.
07:14 Mon histoire n'est qu'une toute petite histoire de cette grande lutte.
07:20 Parmi ceux qui ont toujours été à vos côtés, Salman Rushdie,
07:22 il y a Paul Auster, votre ami intime, qui nous a quittés il y a quelques jours.
07:25 Je sais que c'est une très grande peine pour vous.
07:27 Qu'est-ce qu'il vous disait de tout ça, Paul Auster ?
07:30 Je pense que Paul Auster était un de mes alliés, un formidable allié,
07:36 et puis un ami aussi.
07:38 Dans les années qui ont suivi, 1989, il a beaucoup œuvré pour moi,
07:43 il a beaucoup écrit, il s'est exprimé à maintes reprises pour moi.
07:48 Et je me souviens de lui comme étant d'un ami,
07:52 et comme étant quelqu'un aussi qui s'est battu à mes côtés.
07:56 Quand on parle avec vous, on s'aperçoit que le sourire n'est jamais très loin.
08:01 Pourquoi ? C'est un réflexe de survie, c'est une protection, c'est une nature ?
08:05 Non, c'est parce que j'aime sourire. C'est ma nature, c'est moi.
08:11 Je pense que l'humour fait partie intégrante de ce que je suis et de mon travail, finalement.
08:18 J'ai une question qui touche davantage l'actualité,
08:19 ça concerne la guerre entre Israël et le Hamas, et les campus qui s'enflamment.
08:23 Aux États-Unis, on le voit aussi de plus en plus en France,
08:26 le dialogue qui semble devenir impossible, les fractures qui sont plus profondes que jamais.
08:30 Quel regard vous posez, vous, sur cette situation ?
08:33 Je pense que les universités connaissent des temps difficiles.
08:39 Et je vois qu'en fonction des universités, certaines gèrent mieux le conflit que d'autres.
08:45 Évidemment, les étudiants ont toujours souhaité s'exprimer,
08:50 manifester, et ils ont le droit de le faire.
08:54 Mais ils n'ont pas le droit de menacer d'autres étudiants.
08:58 Et je crois qu'il y a eu beaucoup de menaces ces derniers temps.
09:03 Je ne sais pas véritablement comment résoudre cette situation,
09:06 mais je sais que les administrations de certaines universités
09:09 travaillent pour essayer de résoudre ces problèmes, ces manifestations.
09:13 J'espère qu'ils vont y arriver.
09:15 On arrive à la fin de l'année scolaire aussi,
09:16 peut-être que cela permettra de faire baisser un peu la tension.
09:21 Mais elles vous choquent, ces mobilisations, ou pas ?
09:23 Je ne suis pas surpris, mais je suis choqué par des choses qu'on entend et qu'on voit parfois là-bas.
09:28 Vous savez, en 1968, j'avais 21 ans, les barricades, je sais ce que c'est, je m'en souviens très bien.
09:34 J'ai fait partie de cette génération de manifestants,
09:37 j'ai manifesté contre la guerre au Vietnam, par exemple,
09:39 donc je sais ce que c'est que de ne pas être d'accord et de manifester.
09:42 Mais la question aujourd'hui, c'est que ce n'est pas parce qu'on manifeste que d'autres doivent en souffrir.
09:48 Et je sais que certains étudiants, les étudiants juifs par exemple, se sentent menacés, et ça, ça ne va pas.
09:54 Ma dernière question, c'est un choix finalement, entre le couteau et le stylo, lequel des deux gagne à la fin, Salman Rushdie ?
10:02 Vous dire bien évidemment le stylo, le stylo qui sera toujours plus fort que le couteau.
10:06 Mais vous y croyez au fond de vous ?
10:08 J'essaie d'y croire.
10:10 Merci beaucoup Salman Rushdie de nous avoir accordé un peu de votre temps ce matin.
10:13 Je rappelle que le couteau vient de sortir chez Gallimard.
10:16 Merci également à Barthabène pour la traduction de cet entretien.
10:19 Merci infiniment Monsieur Rushdie.
10:20 Merci.

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