Adèle Yon est enseignante, écrivaine et cheffe cuisinière.
Elle a écrit "Mon vrai nom est Elisabeth" aux Éditions du Sous-sol.
Elle a écrit "Mon vrai nom est Elisabeth" aux Éditions du Sous-sol.
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00:00Dans le cadre de mes études cinématographiques, je travaillais sur un motif que j'ai appelé le double fantôme,
00:06le double féminin fantôme, qui me venait du film d'Hitchcock, Rebecca,
00:10lui-même adapté d'un roman de Daphné du Maurier,
00:12dans lequel une jeune femme apprend à devenir une femme en s'opposant à une autre femme
00:18qui est tout ce que la féminité ne doit pas être,
00:21donc la femme adultère, celle qui ne veut pas être mère, la mauvaise épouse, la folle, etc.
00:26J'explorais ce motif du double fantôme à travers l'histoire du cinéma
00:29et en fait, en me plongeant dans l'histoire d'Elisabeth, de mon arrière-grand-mère,
00:34en me plongeant dans cette enquête, je me suis rendue compte qu'elle jouait pour les femmes de la famille
00:38exactement le même rôle que Rebecca dans le film d'Hitchcock du même nom.
00:42Elisabeth, enfin Betsy, telle qu'on l'appelait quand j'étais enfant,
00:45incarne tout ce qu'il ne faut pas être véritablement
00:49et donc en s'opposant, en grandissant, les femmes de ma famille posent des questions sur Elisabeth
00:54et le fait de parler très peu d'Elisabeth permet de saupoudrer comme ça
00:59la fin de notre adolescence, de mise en garde sur ce qu'il ne faut pas risquer de faire
01:05pour ne pas faire surgir ce fameux gène de la schizophrénie
01:08qui se répandrait comme ça de femme en femme dans la famille.
01:12Et donc effectivement, c'est ce que j'appelle un outil d'autocontrôle,
01:15c'est-à-dire qu'en fait, on a comme ça un spectre d'un certain nombre d'actions
01:18qui seraient dangereuses pour nous, les femmes de la famille,
01:21fréquenter un certain type d'hommes, faire trop d'études,
01:25se tourner vers la philosophie ou vers la psychologie
01:27qui avait tendance à être un peu mélangée dans ma famille,
01:29prendre des drogues, etc.
01:31Et toutes ces attitudes-là étaient déconseillées
01:34pour ne pas réveiller le gène de la schizophrénie d'Elisabeth
01:38qui aurait été même antérieur et qui se serait vu chez d'autres femmes de la famille.
01:42Et donc en fait, par la peur, c'était un moyen de contrôler nos comportements.
01:47Donc mon vrai nom Elisabeth est composé de trois fils assez distincts, on peut dire.
01:51Un premier fil qui sont tous les documents que j'ai pu réunir sur Elisabeth,
01:57que j'ai montés dans un ordre chronologique,
01:59donc les documents qui parlent de sa prime jeunesse
02:02jusqu'aux documents qui parlent de son décès.
02:05Ça, c'est un premier fil.
02:06Ensuite, on a un second fil qui est composé d'entretiens
02:09avec les membres de ma famille,
02:10donc des morceaux d'entretiens, de retranscriptions d'entretiens montés.
02:14Et un troisième fil qui est le plus dense en termes de volume,
02:18qui est celui de mon propre récit d'enquête.
02:22Et alors là, comme ça, quand je le dis,
02:24ça a l'air d'être extrêmement clair et extrêmement bien réparti, etc.
02:27Évidemment, les répartir et les définir comme ça,
02:30et même comprendre qu'il y avait trois fils,
02:32ça a été finalement l'essentiel de mon travail d'écriture.
02:34Il y a eu trois versions différentes de ce texte.
02:37Et les versions antérieures du texte final que vous pouvez lire aujourd'hui,
02:41dans celle-ci, ma voix était quasiment absente.
02:45Et c'était quasiment un montage de documents
02:48et d'entretiens réécrits de différentes voix,
02:52dont la mienne était relativement absente.
02:55Et finalement, au fur et à mesure que cette histoire prenait de l'ampleur pour moi,
02:59que je me rendais compte de tous les liens qu'il y avait aussi
03:02avec l'histoire des femmes en général,
03:04avec l'histoire du XXe siècle, de la psychiatrie.
03:06Au fur et à mesure que je me suis immergée dans cette histoire
03:09et que j'ai compris la manière dont elle influait sur ma propre vie
03:12et sur mon écriture,
03:13et quand je suis née en quelque sorte à cette histoire,
03:17ma voix a commencé à prendre davantage de place.
03:19Et j'ai eu comme ça ces trois fils que j'ai essayé de monter ensemble.
03:23Et pour construire cette organisation,
03:26je m'en suis rendue compte à posteriori,
03:28mais j'ai intuitivement travaillé,
03:30je pense, un peu comme une monteuse de cinéma,
03:32c'est-à-dire en imprimant tous ces passages,
03:35en les disposant par terre,
03:36en découpant, en recollant,
03:38pour comme ça former un fil narratif
03:41dans lequel le lecteur ou la lectrice va être pris en haleine.
03:46Dans ma famille,
03:47il y avait cette hérédité de la maladie mentale
03:49dont on avait peur,
03:51et il y avait une autre hérédité dont on nous parlait souvent,
03:53qui était celle de la colère, précisément.
03:55C'est-à-dire que moi, j'ai vraiment grandi
03:56en entendant dire « à ton père »,
03:59« à les colères qui piquaient quand il était gamin »,
04:01« à ta sœur », « à ton grand-père », etc.
04:03Donc on avait cette représentation
04:05d'être des personnes colériques dans la famille.
04:07Et en fait, ce que je comprends au fur et à mesure
04:09avec l'enquête d'Elisabeth,
04:10c'est que peut-être que ce qu'on a hérité d'elle,
04:13finalement, c'est moins,
04:14enfin, c'est pas ce gène de la maladie mentale,
04:18mais cette colère
04:19qui aurait été empêchée
04:21par l'opération qu'est la lobotomie,
04:23et qui est une opération qui met les femmes
04:25à distance de leurs propres émotions.
04:27Donc en fait, Elisabeth, c'est une femme en colère
04:29à qui on enlève sa colère
04:31et à qui on empêche d'être en colère
04:33de sa propre condition.
04:34Quelque part, c'est ça.
04:35La colère avec laquelle je ressors de cette enquête,
04:37c'est l'héritage que je revendique
04:39à la fin de l'enquête
04:40« Tenir d'Elisabeth ».
04:41Il y a ça, et après, plus largement,
04:43au fur et à mesure de l'enquête,
04:44je me suis plongée dans le destin
04:45d'énormément de femmes psychiatrisées.
04:48Et je veux dire, il y a un moment
04:49où cette espèce de ritournelle de voix
04:51brisée, silenciée, violentée et anonyme,
04:56parce que c'est quand même toujours ça,
04:57finit par produire une sorte de mouvement interne en moi
05:02qui me remet en colère à chaque fois que j'y pense.
05:06Et ça me le fait d'une certaine manière,
05:08même maintenant, à chaque fois que j'y pense
05:09et à chaque fois que je l'évoque.
05:10Peut-être que la colère s'arrêtera,
05:12mais de fait, en ce moment,
05:13j'ai beaucoup de rencontres,
05:14beaucoup d'entretiens, etc.
05:16Et donc, je suis amenée à re-solliciter
05:18ces souvenirs un peu constamment.
05:21Et c'est vrai que ça ne cesse pas
05:23de me mettre en colère, d'une certaine manière.
05:26Ce qui est certain, c'est que la colère
05:27a changé de forme et que cette chose
05:29qui était quelque part un peu incontrôlée
05:31et un peu incompréhensible chez moi
05:32et que j'avais du mal à gérer,
05:33aujourd'hui, elle a pris une forme
05:34plus collective et que, d'une certaine manière,
05:37je revendique comme légitime.
05:39Pendant les trois premières années d'enquête,
05:41je ne savais pas du tout si ça donnerait un livre
05:43ou même une forme publique,
05:45quelle qu'elle soit.
05:45Je pense qu'il n'y a que des situations particulières
05:47et qu'il y a, dans toutes les enquêtes familiales,
05:49quelque chose, c'est des choses
05:51qu'on peut faire pour soi
05:52et que beaucoup de personnes font pour soi
05:53et que, parfois, il peut y avoir des événements
05:55ou des éléments qui font qu'on peut comprendre
05:58la nécessité de rendre publique cette histoire.
06:00Dans mon cas, ça a été deux choses.
06:03Il y a eu un premier moment
06:04qui a été de la rendre publique,
06:06simplement au niveau de ma famille,
06:07déjà, de ne pas la garder pour moi.
06:09Et cet événement-là,
06:10ça a été le suicide de Jean-Louis,
06:11qui est l'événement qui ouvre l'ouvrage
06:12et qui m'a fait me rendre compte
06:15de la pérennité de certaines représentations,
06:17de la gravité que ça avait dans la famille,
06:19du poids que ça avait toujours
06:20et de l'importance qu'il y avait à dire les choses
06:22pour que certains schémas arrêtent de se répéter.
06:24Et à l'échelle publique, disons,
06:26grand public,
06:27c'est à partir du moment où je me suis rendu compte
06:30que cette peur de la maladie mentale
06:31se joue de la maladie mentale.
06:33Alors, très concrètement,
06:35dans les familles où il y a des femmes
06:36qui ont été psychiatrisées,
06:37mais en fait, plus largement,
06:39la manière dont on dit aux femmes
06:40« vous êtes folles »,
06:41« vous êtes hystériques »,
06:42etc.,
06:42toute cette représentation qu'on a
06:44du risque de la folie chez nous,
06:45les femmes,
06:46quand je me suis rendu compte
06:47à quel point c'était une peur
06:49qui était présente parmi nous,
06:51en fait,
06:52c'est ce moment-là
06:53qui est assez tardif,
06:54en fait,
06:54dans le processus d'enquête
06:56où j'ai vraiment senti la nécessité
06:58d'en faire un livre
06:59qui pouvait être lu par d'autres.