En France, des millions de personnes travaillent sans pour autant parvenir à se nourrir correctement. Le réseau national d’épiceries solidaires Andès publie le premier baromètre sur l’alimentation des travailleurs pauvres. Une étude qui révèle l’ampleur de la précarité alimentaire dans un pays où un actif concerné sur deux déclare ne pas manger à sa faim.
00:00L'invité de ce Smart Impact c'est Yann Eugé, bonjour.
00:09Bonjour.
00:09Bienvenue, heureux de vous retrouver.
00:11Vous êtes le directeur général d'Andes, Réseau National d'Épiceries Solidaires.
00:14C'est l'une des entités du groupe SES.
00:18Peut-être qu'on peut la présenter, vous êtes déjà venu dans cette émission,
00:21mais c'était dans nos locaux précédents.
00:23C'est combien d'épiceries aujourd'hui, combien de personnes accompagnées chaque année Andes ?
00:26C'est 630 épiceries solidaires dans tout le pays.
00:30Dans toutes les régions, outre-mer compris, accompagnant un peu plus de 250 000 personnes par an maintenant.
00:36Tous ces chiffres sont en forte croissance, hélas, d'un certain point de vue, depuis quelques années.
00:41Avec une tendance à la hausse, effectivement.
00:44Et ce besoin que vous avez ressenti de travailler sur un baromètre national des travailleurs pauvres.
00:52Pourquoi vous l'avez initié, ce baromètre ?
00:54Alors, parce que dans les épiceries, on perçoit une tendance de fond depuis plusieurs années,
00:59qui est une hausse de la fréquentation de ces dispositifs par des personnes qui sont en emploi.
01:05Dans nos chiffres au niveau national, on a 40% de personnes qui sont sur le marché du travail
01:10et qui viennent quand même frapper à la porte de nos épiceries.
01:13Et on souhaitait documenter cette situation problématique, puisqu'on a l'impression qu'il y a peu d'études sur le sujet.
01:22On en parle peu dans le débat public.
01:25Et on voulait vraiment mettre la lumière sur ces situations qui posent question quant à notre modèle social,
01:33à l'intégration sociale par le travail, etc.
01:36Avec quelle méthode ? C'est un sondage que vous avez fait ? Comment vous avez travaillé ?
01:39C'est une enquête qui a été menée par Ipsos, que l'on a mandatée pour l'occasion,
01:44qui a commencé par une étude de cadrage préalable pour bien s'entendre sur ce qu'on appelle un travailleur pauvre,
01:50puisqu'il y a des définitions différentes qui sont possibles.
01:54Puis ensuite, 1 000 travailleurs pauvres ont été interrogés par Ipsos sur une bonne trentaine de questions différentes.
02:01D'accord. Avec justement, effectivement, cette question de définition.
02:04À partir de quel niveau de revenu on est considéré comme un travailleur pauvre en France ?
02:09Alors là, pour le coup, c'est très simple. On se réfère aux critères qui sont définis par l'INSEE.
02:15En gros, on est travailleur pauvre, ou en tout cas, on est en situation de pauvreté,
02:19lorsque les revenus sont inférieurs à 60% du revenu médian.
02:24Le revenu médian, pour rappel, c'est celui qui découpe en deux la population entre les revenus.
02:28Donc, quand on est à 60% de ce revenu médian, ce qui nous donne à peu près moins de 1 200 euros pour une personne seule,
02:37on se retrouve dans ces critères, dans cette définition.
02:40Mais ça dépend du lieu où on travaille.
02:43Enfin, voilà, c'est pas la même chose d'avoir 1 200 euros quand on est à Paris ou quand on est, je vais être caricatural, en Corrèze.
02:52Bien sûr. Et d'ailleurs, c'est tout à fait vrai.
02:55C'est vrai aussi sur des situations individuelles très différentes.
02:58C'est pas la même chose lorsqu'on est en couple avec enfant, seul ou pas, etc.
03:02Donc, on a des chiffres très intéressants en la matière.
03:04Et oui, on voit des différences, bien sûr, sur les territoires.
03:08Vous avez tout à fait raison.
03:09C'est pas la même chose d'être dans une grande ville ou d'être en territoire rural.
03:13Ce sont des parcours, si on reste dans la définition, parce qu'on parle de travailleurs.
03:19Quel type de travail ? C'est du temps partiel ? C'est quel type de travail ?
03:22Alors, il y a un peu de tout, mais en gros, dans notre échantillon de 1000 travailleurs pauvres, on a un tiers de travailleurs précaires, c'est-à-dire en intérim, en contrat court.
03:33J'ajoute à ça 15% de temps partiel subi.
03:38Donc, voilà, sur des conditions d'emploi précaires.
03:42Et pour le reste, par exclusion, tout le reste, ce sont des personnes en CDI et qui, malgré tout, sont en grande difficulté.
03:49C'est quand même un des enseignements très fort.
03:51C'est ça qui est très frappant.
03:52Un travailleur pauvre sur deux, un travailleur pauvre sur deux qui dit ne pas manger à sa faim.
03:58Alors, vous nous disiez, on est d'abord parti du terrain.
04:01C'est les retours d'expérience de nos épiceries 600, 650 épiceries solidaires.
04:05Est-ce que vous avez quand même été surpris par l'ampleur du phénomène ?
04:08Oui, on a été surpris parce que les résultats sont quand même assez catastrophiques.
04:13Je suis navré de ne pas être très fun.
04:15Non, non, mais il faut dire les choses quand ils sont là.
04:18Les chiffres sont quand même très mauvais.
04:21Vous l'avez dit, on n'a plus d'un travailleur pauvre sur deux qui ne mange pas à sa faim.
04:26Ça, c'est sur l'aspect quantité.
04:28On peut dire quelques mots aussi de la qualité, je pense, de l'alimentation.
04:32Là aussi, les résultats ne sont pas bons du tout.
04:36On a par exemple 75% de notre échantillon qui affirme être contraint de s'alimenter essentiellement avec des féculents
04:44et avoir de grandes difficultés à varier son alimentation.
04:47On a 70% qui nous disent que les produits sains et frais, et notamment les fruits et légumes frais, sont beaucoup trop chers pour eux.
04:55Donc voilà, tout ça a un vrai impact aussi sur la qualité de l'alimentation, ce qui génère par ailleurs tout un tas de phénomènes, d'impact sur la santé, sur tout un tas de choses.
05:05C'est aussi des plats pas chers, ultra transformés qu'on va retrouver dans l'assiette de ces familles ?
05:11C'est un de nos enjeux. Effectivement, ce n'est pas toujours très intuitif, mais les fruits et légumes frais, pour rester sur cet exemple,
05:18qui sont notre spécialité d'ailleurs dans nos épiceries, ce sont les aliments les plus chers lorsqu'on les rapporte aux calories qu'ils amènent.
05:28Voilà, et à contrario, il est vrai que des produits très transformés, des plats préparés, etc., remplissent le ventre efficacement.
05:36Par contre, on n'est évidemment pas sur une alimentation de qualité et ça pose tout un tas de problèmes.
05:41Mais cuisiner soi-même, ce n'est pas forcément plus cher ou c'est forcément plus cher ?
05:46Est-ce que ça veut dire d'aller chercher différents produits qui, eux-mêmes, peuvent être, en dehors des épiceries comme les vôtres, assez chers ?
05:54Il y a deux tendances qui jouent. Effectivement, les produits frais sont quand même particulièrement chers.
05:59On vient de donner cet exemple sur les fruits et légumes. Donc ça, ce n'est pas un facteur qui est très favorable.
06:04En revanche, l'alimentation transformée peut aussi, ça dépend des produits évidemment, mais coûter extrêmement cher.
06:11Donc voilà, il y a des tendances un peu contraires.
06:13La question que je posais, c'est est-ce qu'il y a aussi une question d'information ou de pédagogie, d'une certaine façon ?
06:19Oui, c'est une bonne question. C'est plutôt secondaire dans notre sujet.
06:23En gros, on a 25% de notre échantillon de 1 000 travailleurs pauvres qui nous dit ne pas savoir exactement comment s'y prendre pour bien manger.
06:31Donc effectivement, 25%, c'est non négligeable. Il faut qu'on les accompagne, qu'on fasse de la pédagogie, ce qu'on fait beaucoup dans les épiceries, par exemple.
06:38Mais quand même, on a 75% qui, par définition, ne se reconnaissent pas dans cette problématique et ont tout simplement un problème économique pour accéder à l'alimentation.
06:49Et est-ce qu'il y a une part, je ne sais pas si elle est importante, de ces travailleurs pauvres qui passent à côté de l'aide alimentaire ?
06:55Il y en a une part très importante.
06:56Qui ont droit et qui ne l'utilisent pas ?
07:00Absolument. Dans notre échantillon, on a 36% de personnes qui fréquentent l'aide alimentaire, ce qui est plutôt faible au regard des difficultés qui sont exposées.
07:10Et donc, on est sur une problématique de non-recours aux droits, qui est une problématique très fréquente dans le milieu de l'action sociale,
07:20mais qui semble se poser avec une acuité toute particulière pour les travailleurs pauvres, qui pensent bien souvent ne pas avoir droit aux aides.
07:27On n'est pas éligible.
07:29Exactement.
07:31Pourquoi ? Parce que je travaille, je suis en CDI, donc je ne suis pas concerné ?
07:34Exactement, ce n'est pas très intuitif. Je suis en emploi, je gagne ma vie, je pense qu'il y a d'autres personnes plus en difficulté dans le pays, ce qui est vrai.
07:45Et par conséquent, je pense ne pas y avoir droit. Ajoutons à ça parfois un facteur psychologique que l'on comprend tout à fait, une gêne parfois à aller fréquenter ce type de dispositif d'aide.
07:56Ce n'est pas facile de pousser la porte d'une épicerie en dresse ?
07:59Alors, ce n'est pas facile, oui et non. Bien sûr, ce n'est pas facile parce que ça revient à faire appel à l'aide.
08:06En revanche, dans nos épiceries, c'est quand même tout le concept, on essaye d'organiser tout ça de manière très conviviale, accueillante,
08:16avec une offre de produits extrêmement diversifiés pour les bénéficiaires qui, chez nous, viennent faire leurs courses comme dans un commerce ordinaire,
08:23payent un petit peu leurs produits à la fin et n'ont pas l'impression d'être en train de bénéficier de la charité, pour faire simple et pour caricaturer un petit peu.
08:35Vous évoquez la possibilité de créer une sécurité sociale alimentaire. Ça pourrait marcher comment ?
08:40Alors, c'est un grand sujet de débat actuellement dans le pays. Il y a des expérimentations en cours dans plusieurs grandes villes.
08:47L'idée est de créer une cinquième branche de la sécurité sociale qui serait dédiée à l'alimentation, avec un montant qui serait accordé à chaque famille mensuellement,
08:58pour aller faire ses courses dans des magasins conventionnés qui répondent à un certain nombre de critères vertueux, produits locaux, durables, etc.
09:07Donc ça, c'est la vision très long terme. Ça coûte extrêmement cher. Ça ne va pas se faire en un claquement de doigts.
09:13Mais oui, c'est un sujet qui nous intéresse et on suit avec attention ce qui se passe dans les quelques expérimentations.
09:19Vous parliez de notre modèle social. Certains disent qu'on n'a plus les moyens de se le payer, avec 3 300 milliards de dettes.
09:25Oui, absolument. Alors, écoutez, vous avez raison. Je ne vais pas vous dire le contraire.
09:31Le fait est qu'on est quand même sur le besoin le plus essentiel pour la population qui est de s'alimenter correctement.
09:37Donc, d'une manière ou d'une autre, ça doit être prioritaire. Et puis, en l'occurrence, on est sur un sujet qui génère tout un tas de coûts complémentaires.
09:45En termes de santé publique, après, oui, bien sûr.
09:47Santé publique, chômage, impact sur la santé mentale, enfin bon, etc. J'en passe.
09:53Donc, il y a des économies, par ailleurs, qui sont complexes à les chiffrer, mais qui, manifestement, font partie de la problématique.
10:02Merci beaucoup, Yann Ogé. A bientôt sur Bsmart4Change. On passe à notre débat. Comment relancer le recyclage des bouteilles en plastique ?