Ali Baddou reçoit Raphaël Pichon, chef d’orchestre, fondateur et directeur de l’Ensemble Pygmalion, directeur du Festival Pulsations (20 juin au 5 juillet) pour le disque "J.S Bach Mass in B Minor" chez Harmonia Mundi.
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:0015 minutes de plus ce matin dans la tête d'un génie de la musique, d'un des plus grands compositeurs de l'histoire, Jean-Sébastien Bach.
00:09Et j'ai le bonheur pour faire cette expérience de pensée de recevoir un très grand chef d'orchestre, fondateur et directeur de l'ensemble Pygmalion.
00:19Il propose avec ses musiciens une version de la messe en scie de Bach dans un disque publié chez Harmonia Mundi.
00:27Bonjour Raphaël Pichon.
00:29Bonjour Alibadou.
00:29Et bienvenue, merci d'être avec nous.
00:31Comme tous les vendredis, on va commencer avec une expérience de pensée.
00:35C'est une expérience que le jeune Jean-Sébastien Bach a faite.
00:38Il a 20 ans, il faut imaginer qu'il n'a jamais voyagé de sa vie.
00:42Et il parcourt 420 kilomètres dans la neige.
00:46Il arrive à Lubeck en Allemagne et il pousse pour la première fois la porte d'une église, l'église Sainte-Marie.
00:54Et il voit son idole jouer de l'orgue.
00:57Qu'est-ce qu'il entend ? Et pourquoi ce moment-là va-t-il être déterminant dans la vie de Bach, Raphaël Pichon ?
01:04Oui, alors Jean-Sébastien Bach est donc un jeune homme de 20 ans.
01:07On est en 1705.
01:08Et effectivement, il n'a jamais pu voyager de sa vie à cette époque-là.
01:11Les voyages, c'était une étape déterminante dans la vie des jeunes compositeurs.
01:14Notamment la possibilité d'aller en Italie pour boire à la source des grands maîtres.
01:20Et lui, Jean-Sébastien Bach a une idole, ce monsieur Boukseoud.
01:23Il pousse la porte de l'église pour la première fois après un long voyage dans la neige, difficile, à pied.
01:29Et là, je crois que ce qu'il découvre d'abord, c'est la possibilité de balayer les règles établies.
01:35Parce qu'il entend un compositeur qui est le maître de l'improvisation.
01:39Et qui, notamment, avait développé un style personnel qui s'appelait le style fantastique, le stylus fantasticus.
01:44Qui se permettait de visiter un peu toutes les zones interdites de la musique de cette époque-là.
01:48Et je crois que c'est ce vent de liberté, ce souffle extraordinaire qui va le changer à jamais.
01:55Il va aussi rencontrer un grand visionnaire.
01:56Parce que ce monsieur Boukseoud, c'est le premier homme qui a inventé le concept de festival.
02:01De festival !
02:02Absolument ! C'est le premier qui a inventé ce que sont devenus aujourd'hui les grands festivals.
02:06C'est-à-dire, pendant une période déterminée, de rassembler les plus grands musiciens de la place.
02:10Et de leur donner carte blanche pour inventer des formes les plus folles.
02:14Et donc, ici, on parle d'oratoriaux, de grands drames en musique.
02:17Qui avaient lieu pendant la préparation du temps de Noël.
02:20Et donc, c'est peut-être là aussi que Bach a trouvé l'inspiration pour ses futures grandes œuvres.
02:24Je pense aux grandes passions, mais aussi à la messe en six mineurs.
02:27Et on va y venir justement, à la messe en six mineurs.
02:29Pourquoi est-elle si importante ?
02:31L'an dernier, Raphaël Pichon, les musiciens dansant de Pygmalion, sont partis sur les traces de Jean-Sébastien Bach.
02:40Sur ce fameux chemin, vous y étiez, vous avez parcouru d'un tronçon à pied, à vélo.
02:46Jean-Sébastien Bach naît en 1685, mort en 1750.
02:51Il naît dans une famille de musiciens.
02:53Il commence sa carrière au service de petites municipalités, de cours princières sans grand enjeu.
02:59Et puis, le conseil municipal de Leipzig, sans vraiment obtenir un poste à la mesure de son génie.
03:06Et pourtant, c'est le plus grand.
03:09Comment ça se fait ?
03:10Le plus grand, j'en sais rien.
03:12En tout cas, à mon sens, le plus essentiel.
03:15Le plus essentiel ?
03:16Le plus essentiel.
03:16Celui qui nous est le plus indispensable.
03:18Parce que je crois que la marque de son grand génie, c'est de toucher à la fois l'esprit et le cœur.
03:24C'est-à-dire que c'est un compositeur infini, d'une richesse absolument inépuisable.
03:28Il nous questionne, on peut y revenir inlassablement toute sa vie.
03:31Mais aussi celui qui touche au cœur, parce qu'il est capable, avec une mélodie, avec une couleur,
03:37de toucher le plus grand des néophytes, celui qui ne l'a jamais entendu.
03:41Cette capacité de nous parler aussi directement.
03:43Et c'est cette fusion, cet équilibre qui continue de me fasciner, de fasciner toute l'humanité.
03:49Alors, on va écouter justement un extrait de l'album de Jean-Sébastien Bach.
03:53Cette messe en scie dont on parlait, dont vous nous faisiez deviner l'importance,
03:59interprétée par l'ensemble Pygmalion et dirigée par vous, Raphaël Pichon.
04:22Je vous laisse parler Raphaël Pichon, j'ose pas l'interrompre.
04:24Ici, moi ce que j'entends, c'est comme si la planète entière,
04:31les cloches de toute la planète se mettaient à teinter en même temps.
04:34C'est une grande célébration, pleine de mouvements aussi, on entend, c'est une danse que l'on entend ici.
04:39Mais c'est une messe !
04:40Oui, mais ce qui fait le grand génie de Jean-Sébastien Bach,
04:44c'est d'avoir dépassé le cadre liturgique, d'avoir dépassé le cadre religieux,
04:48de tendre vers l'universel, de faire de sa musique une musique de l'homme,
04:52une musique qui a foi en l'homme avant tout et qui le célèbre dans ses plus grandes fragilités
04:57comme aussi dans sa plus grande jubilation.
04:59Vous dites de ce morceau que c'est un morceau généreux, brillant, lumineux.
05:04Expliquez-nous par quoi passe cette lumière, parce que c'est pas une image musicale,
05:10et qu'est-ce qu'elle fait vivre, qu'est-ce qui l'anime ?
05:14Eh bien, ce dont je vous parlais tout à l'heure, la chose que Jean-Sébastien Bach a réussi à digérer
05:19de manière extraordinaire, c'est le mouvement, c'est la danse, qui venait de la France d'ailleurs,
05:24parce que c'est la France qui a vraiment démocratisé la danse en musique au XVIIe siècle,
05:29et lui, il absorbe cette matière du mouvement, et il la fait sienne.
05:33Et donc c'est à la fois une musique d'une jubilation intérieure extraordinaire,
05:38aussi parfois très expansive, qui est aussi souvent très virtuose, difficile,
05:43et qui pourtant transmet une fièvre, une électricité, un bouillonnement, une jubilation absolument unique.
05:51C'est un chef-d'œuvre, et c'est un chef-d'œuvre testamentaire, puisqu'il le compose un an avant sa mort,
05:57et cette messe, elle est intégrée au registre international de la mémoire du monde de l'UNESCO depuis 2015.
06:05Qu'est-ce qui fait que cette messe-ci est l'œuvre de la vie de Bach, lui, et profondément chrétien ?
06:12Oui, alors tout d'abord, c'est une œuvre de synthèse, ça veut dire que Jean-Sébastien Bach,
06:15qui a une mémoire absolument hallucinante, va se retourner sur sa vie,
06:19et puiser dans toutes les musiques qu'il a écrites, celles qui lui semblent les plus ameummes,
06:24de faire partie de cette grande œuvre testamentaire.
06:26Donc il y a des œuvres qu'il a composées parfois 40 ans avant.
06:28Et il rassemble tout cela, et il refait fusionner toutes ces musiques en un tout nouveau.
06:33Et moi, ce qui me fascine, c'est que la messe en 6 mineurs semble être peut-être l'une des plus grandes preuves d'humanité.
06:38Elle commence par un cri, un peu comme une naissance, si vous voulez,
06:41et elle se termine dans la lumière et dans la paix.
06:44Et tout ça en traversant une gamme d'émotions, d'affects, de sentiments, de doutes, de crises, de fièvres.
06:54Elle est, je trouve, encore une fois, peut-être l'une des plus belles preuves d'humanité et de connaissance de l'homme.
07:01C'est une œuvre dont on se sent proche.
07:04C'est une œuvre avec laquelle on peut nouer une relation d'intimité.
07:08C'est une œuvre qui est là pour vous.
07:10Bach essentiel.
07:11Il a abordé quasiment tous les genres, sauf l'opéra.
07:15Mais il utilise absolument tous les moyens dramatiques dont il dispose et que la musique peut offrir Raphaël Pichon.
07:22Alors évidemment, effectivement, la vie ne lui a pas permis d'embrasser le genre opéra.
07:27Et pourtant, pour moi...
07:28Ce n'est pas un choix.
07:30Oui, ce n'est pas vraiment un choix.
07:32Je pense que c'est quelque chose qu'il a accepté à partir de la moitié de sa vie, qu'il ne composera jamais d'opéra.
07:37Il l'a espéré pendant un temps, on le sait.
07:39Mais malgré tout, c'est le plus grand compositeur d'opéra que le monde n'ait jamais connu sans en avoir jamais écrit.
07:46Parce que dans toutes ses œuvres sacrées, je pense par exemple aux passions qui sont vraiment des drames humains extraordinaires.
07:52Il a écrit quatre passions, dont deux nous sont parvenues entières, celle de Saint Matthieu et celle de Saint Jean.
07:59Et ce sont des œuvres.
08:01Ceux qui devaient l'écouter devaient être incités à la piété.
08:05Ce n'était pas uniquement pour raconter la vie de Jésus.
08:09Non, alors ce sont des méditations, des méditations en musique.
08:12Ce sont donc des sortes de mini-drames.
08:14Mais ce que nous semblent nous raconter, nous enseigner ces passions, c'est briser le cercle de la colère,
08:21briser le cercle de la vengeance, briser le cercle de la haine.
08:25C'est avant tout une histoire d'amour, de trahison, de poison, de contre-vérité.
08:33Et Bach nous enseigne que la seule réponse possible, c'est celle de l'amour.
08:36« Dieu peut remercier Bach, car Bach fait croire en l'existence de Dieu. »
08:41C'est une phrase d'Émile Cioran.
08:43C'est ce que vous avez ressenti la première fois.
08:45Je ne vous demande pas si vous êtes croyant, mais vous comprenez qu'on ait pu écrire ça de lui
08:49quand vous avez, pour la première fois, écouté la messe en scie.
08:54Je crois que Bach nous enseigne à espérer.
08:57À espérer ?
08:57Oui.
08:58Et je crois aussi que ce qui me touche avant tout, c'est sa foi en l'homme.
09:04C'est qu'il célèbre ce qu'il y a de meilleur en l'homme,
09:08sans renier, sans cacher ses plus grandes faiblesses et ses plus grandes fragilités.
09:16Il était surnommé le cantor de Leipzig.
09:19Il a été donc, pendant 27 ans, tous les dimanches, obligé de composer une cantate
09:26dont il a révolutionné le principe parce que c'était un révolutionnaire.
09:30Cantate, définition Raphaël Pichon ?
09:32Cantate.
09:33Alors, cantate, ça veut dire chanter.
09:35Oui.
09:35Et donc, c'est un mini-drame, une sorte d'opéra miniature
09:39qui va approfondir, méditer sur un thème religieux et ou philosophique
09:46et qui va mettre en scène différents personnages.
09:50D'abord, celui de la communauté, des femmes et des hommes,
09:52représentés par le cœur,
09:55mais aussi des paroles individuelles,
09:57des prises de paroles individuelles par des solistes
09:59et ensuite un orchestre qui sera aussi un orchestre de personnages
10:02et qui vient colorer ce récit.
10:05Ce sont un peu comme des petits miroirs de l'homme.
10:09Il était surnommé le cantor de Leipzig.
10:11Vous-même, vous avez été dans une chorale tout jeune.
10:14Vous avez commencé dans une chorale.
10:17Est-ce que c'est quelque chose qui vous anime encore,
10:20en tant que chef d'orchestre,
10:21pratiquer le chant par l'unisson ?
10:24Ensemble, grandir dans une idée d'écoute commune,
10:29se rassembler par la musique ?
10:31Bien sûr.
10:32J'ai eu la chance, quand j'étais tout jeune,
10:34de commencer par le violon,
10:36mais tout ça glissait sur moi.
10:37Et un jour, complètement par hasard, j'avais 10 ans
10:39et j'ai commencé à chanter.
10:40Et j'ai chanté la musique de Bach.
10:41Mais vraiment, une totale coïncidence,
10:43je ne viens pas d'une famille d'artistes,
10:45et chanter a changé ma vie.
10:48Parce que c'est un procédé presque chimique
10:50et ce qu'il y a de plus extraordinaire dans la musique,
10:54dans le chant, c'est ce qu'on appelle la polyphonie.
10:56Chanter avec les autres,
10:57être le maillon de quelque chose qui vous dépasse.
11:00Et c'est quelque chose qui est encore absolument essentiel
11:04pour moi dans ma pratique de la musique.
11:06Et cette polyphonie, c'est faire société,
11:08d'une certaine manière.
11:09Et c'est, je crois, à la fois la pratique musicale
11:13la plus intime qui soit et la plus essentielle.
11:15Si on devait donner la morale de l'histoire,
11:18que devons-nous à Bach, Raphaël Pichon, encore aujourd'hui ?
11:22Eh bien, exactement ce dont je vous parlais à l'instant,
11:24l'écoute.
11:25L'écoute de l'autre ?
11:27Oui, l'écoute de l'autre.
11:28Parce que Jean-Sébastien Bach
11:29est l'homme qui a su faire fusionner
11:32les plus grandes composantes,
11:35ce qu'il y a de plus essentiel,
11:36dans toutes les cultures du passé et de son temps.
11:39Il a su faire sienne la danse à la française,
11:42il a su faire sienne la circulation du son des Italiens,
11:47la folie rythmique de la musique qui venait de Bohème,
11:50de Moravie,
11:51de l'esprit qui régnait dans la musique germanique.
11:55C'est un homme de fusion.
11:57C'est du métissage.
11:57C'est un homme de fusion, c'est un homme d'écoute.
11:59Et même dans les pages les plus sombres,
12:01il y a toujours un chemin de lumière
12:02et c'est une consolation.
12:04Bien sûr, et c'est pour ça que je vous disais
12:06que Bach est aussi notre meilleur ami.
12:09Il est toujours là pour nous,
12:10c'est un peu naïf,
12:11mais en même temps c'est d'une vérité absolue.
12:13C'est notre inlassable besoin de consolation.
12:17Merci infiniment Raphaël Pichon
12:18d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus.
12:20Vous venez de faire paraître une version
12:22de la messe en scie de Jean-Sébastien Bach
12:25dans un disque formidable
12:27qui est paru chez Harmonia Mundi.
12:30Merci d'avoir été l'invité d'Inter.