Xerfi Canal a reçu Hélène Picard, professeure associée à Grenoble école de management, pour parler des dérives de l'entreprise libérée. Une interview menée par Jean-Philippe Denis.
00:00Bonjour Hélène Picard, vous êtes professeure associée à Grenoble École de Management,
00:13autrice avec Thibaut Dodijos, Grenoble École de Management également,
00:18d'un article dans la revue française de gestion. Numéro 317, consacré à un sujet
00:22qui interpelle toujours beaucoup, qui interroge beaucoup les entreprises libérées.
00:26Dysfonctionnement inhérent aux expériences d'entreprise libérée, analyse critique en 5 écueils.
00:32Alors d'abord, qu'est-ce que c'est que l'entreprise libérée ? Peut-être pour se
00:37refixer les idées et pourquoi une analyse critique ? Bien sûr. L'entreprise libérée,
00:43c'est un terme pour le resituer qui est proposé par Isa Aguetz et Brian Carnet, qui s'inspire aussi du
00:48travail d'un chercheur américain qui s'appelle Tom Peters, qui propose déjà cette idée de libération
00:51des entreprises et qui désigne un modèle de management qui se veut radicalement innovant,
00:57avec les caractéristiques suivantes. La première, c'est que la promesse, c'est de rompre avec les
01:04modes de fonctionnement hiérarchiques, autoritaires, taylorisés, voilà exactement, et de rendre leur
01:10liberté, dont le nom du modèle, aux salariés en favorisant la prise d'initiative, l'autonomie,
01:17la créativité. Et donc on a derrière une logique participative qui est très poussée et qui est
01:24sous-tendue, qui plus est, c'est une autre caractéristique, par un discours humaniste qui
01:28va placer l'homme, son épanouissement, parfois son bonheur au cœur du projet d'organisation.
01:34Démocratisation, émancipation. Voilà, et promesse aussi, voilà, un peu de l'ordre du bonheur,
01:39de l'affectif quoi. Il y a cet élément-là aussi qui est assez important. Il y a une cohésion sociale forte,
01:46une standardisation des pratiques de participation et une recomposition des
01:49rôles manageriaux. Et vous en déduisez, finalement, cinq grands types de dysfonctionnements. Alors,
01:56j'ai envie de dire, est-ce que ce sont des dérives, ou est-ce que finalement ce sont des dysfonctionnements,
02:02ou est-ce que c'est la même chose, finalement, des dérives et des dysfonctionnements ?
02:04C'est une bonne question. Pour nous, on a choisi le terme d'écueil parce que pour nous,
02:11c'est des angles morts, qui sont parfois des impensés du modèle, qui viennent quand même,
02:15qui sont des risques qui sont accrus par les caractéristiques qui définissent ce modèle-là,
02:23donc ces trois conditions que vous avez rappelées. Et donc, et qui peuvent aussi tirer le modèle loin de
02:30ses ambitions de départ. Pour le dire autrement, nous, ce qu'on présuppose, c'est une sincérité. On pense pas qu'il y a,
02:40comment dire, que c'est une manipulation de départ. On pense qu'il y a une intention,
02:44une volonté sincère de la part des acteurs qui s'engagent de transformer les rapports, de pouvoir,
02:49la capacité d'agir, et que donc, il y a des choses, si on est sincère dans cette démarche-là, à réfléchir et sur lesquelles il faut être vigilant.
02:59Oui, sur lesquelles il faut être vigilant parce qu'il peut y avoir des dérives, entre guillemets,
03:02pathologiques. C'est comme ça que j'ai envie de dire. Il y a un moment où la dérive devient un dysfonctionnement pathologique.
03:07Finalement, quand on a identifié des risques comme vous l'avez fait, qu'est-ce qu'on en déduit comme recommandation ?
03:15Comment on peut aider des membres d'entreprises libérées ou engagés dans des processus de libération ?
03:23Tout à fait. En fait, nous, c'est à la fois, ça s'adresse à ces deux types de publics, on va dire,
03:29et puis aussi à tous les consultants, experts qui peuvent accompagner ces transformations-là.
03:34Nous, une fois ces risques identifiés, je dirais qu'il y a deux types d'usages.
03:41Le premier, c'est d'utiliser ces cinq écueils comme une grille d'auto-examen pour se regarder en tant qu'organisation
03:50et éventuellement repérer les fragilités dans le modèle, dans la mise en œuvre plutôt pratique concrète,
03:57en quoi une organisation, selon son histoire, selon ses caractéristiques, pourrait être plus susceptible d'être confrontée à l'un de ces écueils.
04:06On ne va pas forcément présupposer que les cinq écueils se manifestent à chaque fois.
04:10Ce n'est pas du tout ce qu'on va observer.
04:12On va plutôt observer des écueils qui vont se manifester de manière plus forte dans certains contextes.
04:16Et donc, anticiper aussi peut-être la survenue ou le risque de survenue de certains écueils,
04:21en débattre ouvertement dans l'organisation et puis réfléchir collectivement à des manières situées, locales, d'y répondre.
04:30Ça, c'est une première chose.
04:31Et puis, le deuxième, ça serait aussi de mettre en lumière la possibilité ou l'intérêt de ne pas se limiter à l'idée de l'entreprise libérée
04:39et peut-être à partir d'utiliser l'entreprise libérée quelque part comme une porte vers la réflexion sur d'autres modèles d'alternatives.
04:47Et donc là, aller plutôt se pencher vers la littérature sur les organisations alternatives,
04:51peut-être sur le coopérativisme, sur des modèles qui ont aussi beaucoup travaillé la question de la démocratie,
04:56des effets de domination, les travaux sur les organisations féministes aussi proposent ça.
05:01Et donc aussi de dire qu'il continue à y avoir des possibilités de réflexion
05:06pour réaliser vraiment le potentiel de cette libération.
05:11Merci à vous Hélène Picard, c'est dans la revue française des élections 317.