00:00Bienvenue à l'heure des livres, Grégoire Delacour.
00:03Merci, Anne.
00:04Alors, on ne vous présente pas. Il a suffi d'un livre pour que votre renommée soit faite.
00:08Un livre qui a été adapté au cinéma, qui s'appelle La liste de mes envies.
00:11Depuis, vous en avez écrit bien d'autres.
00:13Et vous venez d'en publier un nouveau, qui s'appelle Polaroïde du frère.
00:17C'est un livre qui est paru chez Albain Michel.
00:20Et c'est un livre presque coup de poing, je dirais, à la fois mélancolique et intense, rude, hostile et purée,
00:26dont les personnages principaux sont le père, dit le corbeau, la mère, le frère et vous.
00:34Alors, c'est un livre comme un mausolée.
00:37Comme, écrivez-vous, on érige des mémoriaux aux inconnus dans les villages pour retenir leurs cendres.
00:42Parce que votre frère mort, pour qui est écrit ce livre, mort en 2022, était finalement un inconnu.
00:48Et vous essayez de reconstituer le personnage qu'il était.
00:53Exactement. Je ne l'ai pas vu pendant 30 ans.
00:55Les 30 dernières années de sa vie.
00:57Et quand il est mort, il y a deux ans et demi, c'était un choc.
01:00Parce qu'on ne s'attend jamais à la violence de la mort.
01:04Elle est loin de celle qui est annoncée.
01:07Une mort brutale est quelque chose d'épouvantable.
01:09Je me suis retrouvé totalement sidéré.
01:11Je me suis dit, je perds qui ?
01:13Je perds un frère que je ne connais pas ?
01:15Je suis un frère, mais frère de qui ?
01:16Frère de quoi ?
01:17Et donc, je suis retourné en France, parce que j'étais à l'étranger à ce moment-là.
01:20Et j'ai passé, on a passé le week-end en pleine canicule d'été à l'enterré.
01:26Et puis, tout doucement, j'ai eu envie de le retrouver d'une certaine manière et de le retrouver, oui, de le renouer avec lui et d'essayer de comprendre pourquoi pendant 30 ans, il y a eu silence.
01:37Et j'ai voulu le remettre au monde, d'une certaine manière.
01:40Alors, vous le faites comme ça, par petites touches, justement, comme des polarides, des instantanés, en fait, à différents moments de la vie, de différents endroits, qui, comme ça, reconstituent un puzzle.
01:53Parce que, bon, alors, on le retrouve mort en 2022 dans sa maison de Roubaix, suite à une chute.
01:58Alors, vous écrivez, vous possédiez, à propos de, parce que vous aviez eu un fils tous les deux, et vous écrivez, vous possédiez tous deux cette grâce qui faisait s'arrêter sur vous, les gens dans la rue.
02:08Ils vous souriaient, voulaient vous toucher, cherchaient à se repaître de vous comme une eucharistie.
02:13Alors, ce qu'on ne comprend pas, est-ce que vous allez nous aider à comprendre, c'est comment cette grâce s'est évaporée chez votre frère, justement ?
02:19Mon frère était extrêmement beau. Il avait, voilà, ce talent absolu de ce don qui a été fait, qui est fait aux autres.
02:27Et puis, il est, comme moi, tombé sur la bousculade de notre père, qu'il a abusé, lui aussi.
02:34Et je pense que, pour lui, ça a été plus dur, plus long, plus violent, plus sombre, sans doute.
02:39Il ne s'en est jamais remis. Je ne sais pas pourquoi.
02:41Pourquoi deux frères, de même parent, d'une même éducation, l'un a choisi de rester dans l'ombre ?
02:46Et moi, j'ai essayé de grimper vers la lumière.
02:49Et il ne s'est jamais remis de cette violence-là, de ce mépris, cette humiliation, cette souillure, j'ai envie de dire.
02:57Il est tombé.
02:57La souillure de votre père, que vous appelez le corbeau, dans le livre, c'est en référence au film...
03:03Alors, de Criacuervoz, de Carlos Saura.
03:05Mais c'est surtout, quelqu'un m'a dit un jour, de façon très lacanienne, il m'a dit, vous vous rendez compte que vous dites le corbeau ?
03:10Il y avait un corbeau dans l'histoire, et c'était probablement celui de mon frère, puis le mien.
03:13Et c'est ça, c'est cette violence-là du corbeau qu'il a grignoté jusqu'au bout.
03:19Il ne s'en est jamais remis, je crois qu'il a choisi le versant noir du monde, et de lui.
03:23Et puis, il s'est jeté dans ce que j'appelle une souillure, d'une certaine manière, avec le mépris de soi-même, avec de temps en temps l'envie de s'en sortir.
03:31Et je trouve que ce garçon qui était si flamboyant, si beau, il a été abîmé.
03:37Et je trouve normal de passer beaucoup de temps à ériger un livre, à essayer de le reconstituer.
03:42C'est comme un sculpteur qui met les mains dans la boue.
03:44Moi, j'ai mis les mains dans son corps abîmé pour essayer de lui redonner vie.
03:48Peut-être aussi d'effacer ce qui apparaît, comme ça, en filigrane dans votre livre.
03:52C'est une espèce de culpabilité, même si votre séparation est arrivée suite à un réveillon, on va dire, pour le moins huleux.
04:04Non, je porte une culpabilité terrible, parce que j'aurais pu faire quelque chose.
04:10Je n'aurais peut-être pas sauvé, mais j'aurais pu être là.
04:12J'aurais pu passer l'éponge sur ce qu'il m'avait fait.
04:16Pas de pardonner, parce que le pardon est quelque chose qui n'est pas guéri par rapport à ça.
04:20Mais essayer de le retrouver en tant que frère.
04:22Alors, le sage, je précise, c'est que lors d'un réveillon qui a eu lieu en 1990, votre frère avait tenté de vous égorger, de vous étrangler.
04:32Et j'ai eu très, très peur, très, très objectivement.
04:35Ah ben oui, je n'ai pas envie de rester avec un égorgeur.
04:38Et j'ai eu peur, je n'ai pas eu envie de le revoir tout de suite.
04:40Et puis lui non plus.
04:41Et puis le temps a passé beaucoup plus vite qu'on pense.
04:44Et je crois qu'on gâche beaucoup de choses parfois.
04:47Mais ce n'est pas grave, il est là, il est revenu.
04:49Il est là, vous l'avez reconstitué de cette manière.
04:52Alors, c'est intéressant parce que vous notez, vous relevez au passage qu'il n'existe pas dans la langue française de mots qui définit un frère qui a perdu son frère.
05:00De même qu'il n'y a pas de mots pour une maman qui perd un enfant, pour un parent qui perd son enfant non plus.
05:05Et je trouve ça tragique qu'il n'y ait pas de mots parce qu'on ne peut pas mettre de chagrin qui va avec le mot.
05:10Moi, je n'ai pas de corps, on n'a pas vu son corps, on ne sait pas.
05:13C'est terrible de laisser partir quelqu'un sans dépouille.
05:16Il n'y a pas de mots pour ce qui nous sépare.
05:19Il n'y a pas grand-chose.
05:20Donc la littérature, elle est là justement pour redonner vie, pour reconstruire quelque chose qui a été abîmé, pour lequel il n'y a pas de mots.
05:26La littérature crée les mots qui manquent.
05:28Et comment vous expliquez que vous, finalement, ayez pu vous sortir de cette blessure terrible que vous a infligée votre père, à vous aussi, en vous abusant et pas lui ?
05:41Moi, je crois, je le raconte dans L'enfant réparé, je crois que ma mère m'a sauvée.
05:46Je crois que ma mère m'a sorti tout de suite de ce bourbier quand elle s'est rendu compte de ce qui se passait.
05:50Elle m'a chassée, si je puis dire, de notre vie familiale.
05:53Elle m'a mise en pension, elle est née, etc.
05:54J'en ai été sauvée, je crois.
05:56Et lui, comme il a été pris entre ma bousculade et la naissance de notre sœur, il est passé un peu entre les mauvaises gouttes et il n'a pas été sauvé, protégé de la même manière.
06:09Et moi, je n'ai appris ça qu'après sa mort, finalement.
06:12Et c'est ce qui nous relie, au-delà de l'absence physique, c'est qu'on a partagé le même chagrin.
06:17Je me sens, même s'il n'est pas là, frère, profondément frère de lui, maintenant.
06:21En tout cas, c'est vraiment un très beau livre.