- 23/05/2025
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00:00Bienvenue dans les récits extraordinaires de Pierre Bellemare.
00:08Un podcast issu des archives d'Europe 1.
00:11Le 20 juillet 1946, le gros maté se lève avec le soleil, c'est-à-dire vers 5h30,
00:18car nous sommes dans un atôle des Tuamotous dans le Pacifique Sud et là-bas, en cette saison, les journées sont courtes.
00:24Or, l'étonnant dossier que Jacques-Antoine nous propose s'ouvre dans cet immense archipel des Tuamotous
00:29qui compte environ 80 atôles, dont 40 seulement sont habités.
00:34Donc, maté se lève avec le soleil pour aller pêcher des huîtres nacrières.
00:39Maté est un indigène, donc un Pomotou.
00:42Il n'y a pas si longtemps, ses arrières-grands-parents ne dédaignaient pas de manger gloutonnement les ennemis vaincus.
00:50Maté a plusieurs femmes et plusieurs enfants.
00:53Son principe, c'est une femme, un enfant, une femme, un enfant, une femme, un enfant,
00:58comme tous les Pomotous, c'est un plongeur émérite, un pêcheur-né et un chasseur de requins.
01:04Tous ces détails sont indispensables pour la suite de l'histoire,
01:07où vous allez le voir, la mer et les requins jouent un très grand rôle.
01:10Maté emmène avec lui des lunettes de bronze qui lui servent à plonger.
01:14À l'époque, en effet, les masques sous-marins en caoutchouc n'existent pas encore au Tuamotou.
01:19Il marche d'un pas allègre en chantonnant, car Maté chante tout le temps.
01:23D'ailleurs, Maté ne sait faire bien, mais alors vraiment très très bien, que trois choses.
01:29Pêcher et plonger, dormir et chanter.
01:33Le reste, la nourriture, l'amour, c'est plutôt bâclé.
01:39Maintenant, il est indispensable, car cet extraordinaire dossier repose entièrement sur ce point,
01:43que vous sachiez ce qu'est un atoll.
01:45Ce ne sera pas long et vous ne le regretterez pas.
01:48Un atoll est un immense récif de corail en forme d'anneau.
01:51Sur le récif, dont la largeur dépasse rarement 7 à 800 mètres,
01:59le sable s'est accumulé et des arbustes et des cocotiers ont fini par pousser.
02:04Le récif entoure un lagon, c'est-à-dire un véritable lac marin,
02:07splendide, toujours calme, où généralement le poisson est abondant.
02:11Quelquefois, le lagon communique avec l'océan par une passe d'accès plus ou moins difficile.
02:17Quelquefois, il n'y a pas d'accès du tout.
02:18Il y a des atolls qui font 300 kilomètres de tour,
02:22enfermant ainsi une petite mer intérieure, paisible, au milieu de l'océan.
02:26Il y a aussi des atolls minuscules, dont on peut traverser le lagon à pied.
02:31Celui où se déroule notre histoire de petite taille, mesure environ 30 kilomètres de tour.
02:37Ce matin-là, Maté marche sur une plage composée exclusivement de petits débris de corail,
02:44ce qu'on appelle la soupe de corail.
02:46Et du côté de l'océan, c'est-à-dire, et c'est très important,
02:48qu'il marche sur la partie extérieure de l'anneau,
02:51la partie du récif qui est exposée à l'immense houle du Pacifique,
02:56et non pas du côté de la petite mer intérieure, toujours calme.
02:58Là où marche Maté, les vagues sont énormes et se brisent sur le récif
03:03qui s'étale au ras de la mer, plat comme la main, large, compacte et plus solide
03:09que la plus formidable digue construite par les hommes.
03:13Mais le récif n'est pas un anneau parfait.
03:15Il sinue, il zigzague.
03:18Et brusquement, au creux d'un de ses zigzags,
03:21Maté aperçoit la grande carcasse d'un bateau qui, soulevé par les vagues,
03:25a dû s'échouer dans la nuit, tout droit,
03:27comme une maquette posée sur une étagère.
03:31Maté n'en croit pas ses yeux car, plus il approche,
03:33plus le bateau lui paraît moderne et en excellent état.
03:36C'est vrai que l'océan a été particulièrement agité cette nuit
03:39et que le vent vient à peine de se calmer.
03:42Bientôt, Maté est près du bateau à en toucher la coque.
03:45Le bateau est un catch dont le long mât,
03:48abattu, accroché par les hauts bancs métalliques,
03:50traîne encore sur le récif et dont la coque est en acier.
03:53C'est le San Nicola d'Avalon, en Californie.
03:57Maté regarde autour de lui, personne.
04:01Il frappe contre la coque avec un morceau de corail, trois coups,
04:04il colle son oreille, rien ne répond.
04:09Alors l'énorme Maté, habitué à grimper au cocotier,
04:12s'aidant du mât abattu, monte sur le pont et de là,
04:15descend dans le rouf.
04:17Il règne un grand désordre.
04:19Avant de s'échouer, le navire a dû être secoué
04:21et embarqué beaucoup d'eau, tout est trempé.
04:23Maté, ne voyant personne à bord, sort pour voir un homme,
04:28debout sur le récif, qui le regarde.
04:32Cet homme est couvert de sang.
04:35Ah, chers amis,
04:37ceci n'est pas une banale affaire de naufrage,
04:40mais le premier chapitre d'un des dossiers
04:42les plus extraordinaires du Pacifique.
04:44Maté, du haut du pont, regarde l'homme en bas.
05:07Il est petit, costaud, vêtu simplement d'un slip.
05:09Des lunettes sans monture étirent démesurément leurs branches
05:15pour aller s'accrocher aux oreilles de chaque côté
05:17d'un visage démesurément large.
05:20Cet homme couvert de sang vient de commettre un double crime.
05:24Comme vous allez le voir, c'est le crime parfait,
05:27absolument parfait.
05:29Seulement, il y a Maté.
05:32Maté n'a aucune culture, pratiquement aucun souci,
05:36et partant peu de conversation.
05:37Mais, s'il ne pense pas, il voit tout.
05:42Comme son intelligence, bien réelle,
05:44n'est jamais embarrassée de fantasmes compliqués,
05:46elle voit, observe, enregistre absolument tout.
05:52« Tu es blessé ? » demande Maté.
05:55« Ce n'est rien, je suis tombé sur le récif. »
05:58D'après ce que je viens de vous dire,
05:59vous devez comprendre qu'avec Maté,
06:01les conversations sont lentes,
06:02pleines de silence,
06:03pendant lesquelles il regarde son interlocuteur.
06:07« C'est à toi, ce bateau ? »
06:12« Non, je ne suis que le marin. »
06:16« Qu'est-ce qui t'est arrivé ? »
06:18« Oh, c'est terrible, le propriétaire du bateau
06:20et sa femme ont disparu en mer pendant la nuit.
06:23Je n'ai pas pu manœuvrer seul,
06:25je me suis échoué. »
06:28« Ils ont disparu tous les deux ? »
06:31« Oui, un paquet de mer, sans doute. »
06:35« Eh oui, chers amis, un paquet de mer, sans doute. »
06:39« Ce sont des choses qui arrivent fréquemment. »
06:41« Je vous l'ai dit, le crime parfait. »
06:44« Déjà, le gros Maté, descendu du bateau,
06:46regarde la plaie que l'homme porte au front,
06:48sur le côté droit, presque à la tempe. »
06:51« Bien, tu as failli te tuer. »
06:55Puis, pendant que l'homme, pour laver le sang
06:57qu'il inonde, se penche sur les flaques
06:58qui parsèment le récif.
07:01« Ils avaient des ceintures ? »
07:03« Demande Maté. »
07:04« Non. »
07:06« Tu as pu leur jeter un radeau ? »
07:09« Non. »
07:10« Non, j'étais malade comme un chien.
07:12Je dormais. »
07:13« Quand je me suis levé vers 4h du matin,
07:15en entendant les vagues sur le récif,
07:16j'ai gueulé, j'ai hurlé, tout en essayant de manœuvrer.
07:19Et personne ne répondait.
07:20Alors, j'ai perdu le safran,
07:22une vague m'a poussé là, et voilà. »
07:27« Ils sont peut-être sur le récif ? »
07:30« Et Maté désigne d'un geste du bras
07:31le long ruban de corail
07:32qui serpente jusqu'à l'horizon
07:34sous la crête des cocotiers. »
07:37« Peut-être. »
07:39« Mais ça fait déjà deux heures
07:40que je les cherche partout. »
07:42« Alors, ils sont morts. »
07:44« C'est plein de requins par ici. »
07:46« On est près de la passe. »
07:49« Et voilà. »
07:51« C'est bien le crime parfait. »
07:54« Les deux victimes dans le ventre des requins,
07:56plus de traces, plus rien ne peut accuser l'assassin. »
08:01« Quelques minutes plus tard,
08:02Maté et le naufragé entrent dans l'unique village de la tôle
08:05où vit une centaine d'habitants. »
08:08« Tandis que le maire, joint par radio les autorités de papettes
08:11pour les avertir du drame qui vient de se dérouler,
08:13le Chinois, le commerçant de la ville,
08:16s'offre à héberger dans sa grande casse,
08:18couverte de tôle ondulée,
08:19le naufragé, un certain Jean-Marie Ernou,
08:21natif de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. »
08:24« L'après-midi, une partie de la population se porte volontaire
08:27pour rechercher les deux disparus.
08:29Se divisant en deux groupes,
08:30partant chacun d'un côté de la passe,
08:32ils font le tour de la tôle
08:33pour se rejoindre exactement de l'autre côté
08:35et revenir en pirogue. »
08:37« Ainsi que le lui a recommandé la police de papettes,
08:39le maire, en personne,
08:41va faire un inventaire sommaire
08:42et fermer toutes les issues du bateau,
08:45le Saint-Nicolas. »
08:46« C'est un cadenas sur un panneau d'écoutille
08:48et garde les clés,
08:49ainsi d'ailleurs que les 300 dollars
08:51et les 40 000 francs pacifiques
08:52qu'il a trouvés à bord. »
08:54« Il a été entendu avec les autorités de papettes
08:55que la goélette, à son prochain passage,
08:58amènera un expert,
08:59désigné par la compagnie d'assurance du Navi.
09:01Jean-Marie Ernou repartira par la même goélette,
09:03mais comme il est pratiquement démuni d'argent,
09:05c'est le maire qui devra veiller à sa subsistance dans l'île. »
09:09« Et Maté. »
09:11« Le gros Maté,
09:12qu'est-ce qu'il fait pendant ce temps-là ? »
09:15« Eh bien, il fait le policier. »
09:18Et vous allez voir, chers amis,
09:19que l'enquête extraordinaire qu'il mène seul,
09:23eh bien, seul un pomme au tout
09:24pouvait avoir l'idée de l'entreprendre
09:26et seul un pomme au tout
09:28pouvait la réussir.
09:36Les récits extraordinaires de Pierre Belmar,
09:39un podcast européen.
09:41Trois semaines se sont écoulées
09:42depuis le naufrage du Saint-Nicolas.
09:44Trois semaines pendant lesquelles
09:46l'épave du Saint-Nicolas
09:47a constitué le but de promenade
09:49presque quotidien des habitants,
09:50le naufrage,
09:51la base de toutes les conversations,
09:53et Jean-Marie Ernou,
09:54l'attraction numéro un.
09:56Il faut dire que,
09:57si la vie est très dure à cette époque
09:59dans les atolls,
10:00où il n'y a guère que du corail,
10:01du sable et des cocotiers,
10:02et la mer, bien entendu,
10:04la mer partout,
10:05autour et à l'intérieur,
10:07la vie est très monotone.
10:09L'eau potable est une dorée extrêmement rare.
10:12Les pometous ne vivent que de noix de coco,
10:15de poisson et de viande de chien.
10:19L'unique lien économique de la tôle
10:20avec le monde extérieur,
10:21c'est le copra et la nacre
10:23que la goélette vient chercher chaque mois.
10:26L'arrivée de cette goélette,
10:28qui repart généralement quelques heures après,
10:30est donc le grand événement
10:31autour duquel s'organise toute la vie de la tôle.
10:33Donc, le 19 août 1946,
10:37la population attend dans l'allégresse
10:38l'arrivée de la goélette.
10:40Alors, imaginez la scène.
10:42La plupart des habitants sont au village,
10:44ayant renoncé à travailler ce jour-là.
10:46Ils passent des heures assis
10:48près du wharf qui plante ses pilotis
10:50dans le lagon aux couleurs apalines,
10:52juste à la sortie de la passe.
10:53Personne n'est pressé,
10:54car la goélette peut avoir facilement
10:56de cinq à vingt heures de retard,
10:58selon l'état de la mer
10:59et les péripéties des escales précédentes.
11:02Quant à Jean-Marie Arnoux,
11:04eh bien, il vient de vivre
11:05trois semaines merveilleuses,
11:06invitées par les uns,
11:07invitées par les autres,
11:08passant ses journées à pêcher.
11:11Il s'est fait des amis de tous ces gens
11:12que d'ordinaire,
11:14une vie trop rude
11:15ne pousse guère à l'hospitalité.
11:17Même les aventures féminines
11:19ne lui ont pas manqué,
11:20si toutefois,
11:21on peut appeler ça des aventures,
11:23les Pomotous étant tellement expéditifs
11:25dans ce domaine
11:25que les rebondissements
11:26font absolument défaut.
11:29C'est donc avec quinze colliers de fleurs
11:31autour du cou
11:31que Jean-Marie Arnoux attend,
11:33promettant à chacun
11:35de revenir très bientôt,
11:36sans doute pour le renflouement du bateau
11:38et au plus tard,
11:39dans trois mois.
11:40Enfin,
11:41la goélette est signalée dans la passe
11:42qu'elle embouche,
11:44la marée étant étable.
11:45Tout le village
11:46se presse sur le ouaf,
11:47les enfants grimper
11:48sur les ballots de copra
11:49qui dégagent
11:50l'odeur violente
11:51d'une fermentation douceâtre
11:52assez écœurante.
11:54Et c'est alors
11:55qu'apparaît Maté,
11:56brandissant triomphalement
11:58une énorme mâchoire de requins
11:59qu'il va vendre au commandant
12:01de la goélette
12:01qui est,
12:02ai-je besoin de le dire,
12:03également un commerçant
12:04puisqu'il est chinois.
12:07Depuis qu'il pêche
12:07et qu'il plonge,
12:08donc depuis qu'il est gosse,
12:10Maté connaît pour ainsi dire
12:11tous les requins du lagon.
12:13Elle ne connaît pas les petits,
12:14bien entendu,
12:15qui sont trop nombreux,
12:15mais il connaît
12:17les quelques gros
12:18et leurs habitudes.
12:20Entre eux et lui,
12:21comme d'ailleurs
12:22entre les requins
12:23et les pomotous en général,
12:24règne une sorte de statu quo.
12:26Maté va qu'à ses affaires
12:29et les requins au leur.
12:31Presque quotidiennement,
12:32il se retrouve
12:33au fond du lagon,
12:34Maté avec ses lunettes de bronze
12:36et les requins
12:37avec leurs petits yeux blancs,
12:39inexpressifs.
12:41Si Maté tue un poisson,
12:43quelques instants plus tard,
12:44ils sont là,
12:44tournant autour de lui.
12:46Si Maté abandonne le poisson,
12:48il se sera à peine écarté
12:49de trois mètres
12:50que les requins
12:51leur ont dévoré.
12:52Mais ce n'est qu'un statu quo.
12:54Si l'envie lui prend,
12:55Maté peut pêcher
12:56et tuer un requin.
12:57Et si un jour,
12:59les requins
12:59voient Maté blessé
13:01se débattre dans l'eau,
13:03ils n'auront pas
13:04une hésitation.
13:06C'est pourquoi
13:06les habitants de la tôle
13:07ont été très étonnés
13:08que le jour même
13:09du naufrage du Saint-Nicolas,
13:11au lieu de se joindre à eux
13:12pour chercher les disparus,
13:13Maté ait été chassé au fusil
13:15le requin dans le lagon,
13:16étonné aussi
13:17qu'il se soit acharné
13:18à tuer le plus grand de tous
13:19qu'il fréquente
13:20depuis des années
13:20et qui, finalement,
13:21ne lui a jamais rien fait.
13:23Mais retournons sur le wharf
13:25tandis que la goélette
13:26manœuvre pour accoster.
13:27Le maire,
13:29curieusement accompagné
13:29de Maté,
13:30s'approche
13:30et se plante là
13:32où, depuis des temps immémoriaux,
13:34choix dans un grand vacarme
13:35la planche
13:36qui sert d'échelle de coupée.
13:39Royale,
13:39du haut de sa minuscule passerelle,
13:41le chinois,
13:42maître à bord après Dieu,
13:43crie
13:43« Salut ! »
13:44Déjà, un homme grand et mince,
13:46bronzé,
13:47les cheveux en brosse,
13:47vêtu d'un pantalon
13:48et d'une chemise thaïcienne,
13:50met pied à terre
13:50et serre la main du maire
13:51qu'il connaît bien
13:52puisqu'il est l'officier de police
13:53à qui incombe
13:54toutes les opérations
13:55dans l'archipel.
13:56« Voici Jean-Marie Arnoux,
13:58dit le maire.
13:59Parfait.
14:01Suivez-moi,
14:01dit le policier.
14:02Mais où est le témoin ?
14:04Le témoin ?
14:05Mais c'est Maté,
14:06dit le maire.
14:07Ah, c'est Maté !
14:08Bonjour Maté,
14:09comment vas-tu ? »
14:11Est-il besoin de dire
14:12que Jean-Marie Arnoux
14:13a eu à haut le corps
14:14en voyant Maté
14:15désigné par le maire
14:15comme témoin ?
14:17Témoin de quoi ?
14:19Le propriétaire du bateau
14:20et sa femme
14:20sont tombés à la mer
14:21et ont certainement
14:23été dévorés par les requins
14:24en imaginant que
14:25Maté et retrouvés
14:27quelque chose
14:27dans l'estomac d'un requin.
14:28Qu'est-ce que ça prouverait ?
14:29Tout a été si logique
14:31dans ce crime,
14:31si simple,
14:33si naturel,
14:34pourrait-on dire,
14:35qu'il ne peut y avoir
14:36aucun indice.
14:37Non,
14:38sans doute le policier
14:39a parlé de témoins
14:39parce que les formalités
14:40d'un constat de sinistre maritime
14:42supposent peut-être
14:43que soient entendues
14:43des témoins.
14:45Les voilà donc
14:46tous assis maintenant
14:47dans la pièce
14:48que le maire
14:48a coutume d'appeler
14:49la salle du conseil.
14:51Le maire est derrière la table
14:52qui lui sert le bureau
14:53et le policier
14:54se tient à l'extrémité
14:55mais ce qui impressionne
14:57le plus Jean-Marie Ernoux
14:58assis devant eux
14:58comme devant des juges,
15:00c'est la présence
15:01de l'énorme Maté
15:02resté immobile
15:03sur le pas de la porte.
15:05« Entre, Maté, »
15:06dit le maire,
15:06« entre et assieds-toi. »
15:09Maté s'assoit alors
15:10sur le lit
15:11qui sert de canapé
15:12et qui ploie
15:13en gémissant.
15:14On ne voit plus de Maté
15:15que ses gros genoux cuivrés,
15:17ses gros mollets,
15:17ses cuisses énormes
15:18et au-dessus
15:19ses deux yeux narquois
15:21qui brillent.
15:23Le policier s'adresse alors
15:25à Jean-Marie Ernoux.
15:27« Vous dites
15:28que vous appelez
15:28Jean-Marie Ernoux,
15:30citoyen français,
15:31né en 1917
15:32à Oron. »
15:34« Oui. »
15:36« Nous avons pu en effet
15:37vérifier l'exactitude
15:38de votre identité,
15:39mais ce faisant,
15:41nous avons découvert aussi
15:42que vous avez été jugé
15:43par deux fois
15:43par les tribunaux
15:44de Nouméa.
15:45Une première fois
15:46en 1941
15:46pour effraction
15:47et tentative de viol,
15:48suivi de coups
15:49et blessures.
15:50amnistie à la fin
15:51de la guerre,
15:52vous avez été
15:53à nouveau jugé
15:54pour coups et blessures
15:55et entraîné la mort
15:56sans intention
15:57de la donner
15:58en 1946.
15:59C'est exact ? »
16:02« Exact. »
16:03« Vous avez embarqué
16:04il y a trois mois
16:04à Nouméa
16:05sur le Saint-Nicolas
16:06comme cuisinier
16:07et homme à tout faire
16:07au service
16:08de M. Nelson Petrosian,
16:10industriel à San Diego
16:11qui voyageait
16:11avec sa femme
16:12et désirait retourner
16:13aux États-Unis
16:13après un séjour
16:14de dix mois
16:15dans le Pacifique Sud.
16:16Exact.
16:19Exact.
16:21Le Saint-Nicolas
16:22fait escale
16:22le 2947
16:23aux Nouvelles-Hébrides,
16:24le 17 juin
16:25à Nandi
16:26aux îles Fidji,
16:27le 2 juin
16:27au Samoas,
16:28le 20 juin
16:29à Papette
16:30pour venir échouer
16:31ici sur le récif
16:32le 20 juillet
16:34vers 4h du matin.
16:35Exact.
16:38Exact.
16:39C'est ici par contre
16:40que vos déclarations
16:41et les observations
16:42du témoin Maté
16:43diffèrent largement.
16:44En effet,
16:48lorsque Maté
16:49vous a découvert
16:50ce matin-là
16:51tandis qu'il inspectait
16:51l'épave du Saint-Nicolas,
16:54il a observé
16:54plusieurs contresens
16:55qui ont éveillé
16:57sa méfiance.
16:59Il s'en est ouvert
17:00au maire
17:00qui m'en a prévenu
17:03par radio
17:03et je suis venu ici
17:06pour tenter
17:06d'éclaircir
17:07ses contradictions.
17:09À toi, Maté,
17:10parle.
17:12Le gros Maté
17:13sans bouger
17:14de son divan
17:15explique
17:16qu'il a en effet
17:18été frappé
17:19en observant
17:20à la blessure
17:21de Jean-Marie Ernoux
17:22que celle-ci
17:23ait été pleine
17:24de sable
17:25comme d'ailleurs
17:25le sang
17:26qui avait ruisselé
17:27sur son corps
17:27alors que de mémoire
17:29d'homme
17:29on n'a jamais vu
17:31un grain de sable
17:32de ce côté-ci
17:33du récif,
17:34c'est-à-dire
17:34la partie externe
17:36de la tôle
17:36qui est toujours battue
17:37par le vent de l'océan.
17:39Peut-être
17:39cela se voit-il ailleurs
17:41mais ici,
17:42jamais.
17:42Par contre,
17:44sur l'autre rive,
17:44celle qui borde
17:45le lagon intérieur,
17:46on trouve une plage
17:47de sable
17:47presque continue
17:48de 30 kilomètres.
17:51Ensuite,
17:51Maté a trouvé étrange
17:53que Jean-Marie
17:53ait prétendu
17:55avoir cherché
17:56les deux disparus
17:56pendant deux heures
17:57sans avoir eu l'idée
17:59de venir jusqu'au village
17:59car si le sang Nicolas
18:01s'est échoué là,
18:02c'est probablement
18:03qu'il cherchait la passe
18:04ou du moins
18:04qu'il voulait
18:05s'en approcher.
18:06Donc,
18:07Jean-Marie Ernoux
18:08devait se douter
18:09que la passe
18:10était proche
18:11et c'est à la sortie
18:12de la passe
18:13que se trouvent
18:13les villages
18:14dans tous les atolls,
18:15c'est bien connu.
18:17De plus,
18:18si Jean-Marie Ernoux
18:19avait cherché
18:20les disparus,
18:21il aurait cherché
18:22autant à Babor
18:23qu'à Tribor
18:24de l'épave.
18:26Or,
18:26s'il avait cherché
18:27à Tribor
18:27à 800 mètres,
18:29il aurait découvert
18:30l'entrée de la passe.
18:31Il faudrait donc
18:32admettre
18:32qu'il n'a cherché
18:33qu'à moins de 800 mètres
18:35de l'épave
18:35ou qu'il n'a cherché
18:36que d'un seul côté,
18:38ce qui est absurde.
18:40Maté a donc pensé
18:41que Jean-Marie Ernoux
18:42n'était pas resté
18:42de ce côté-ci
18:43du récif
18:43après le naufrage,
18:44qu'il n'avait pas
18:45vraiment cherché
18:46les disparus
18:46et alors,
18:48après avoir conduit
18:49le naufragé
18:49près du maire,
18:50il s'est rendu
18:50sur la plage intérieure
18:51de l'atoll.
18:52Là,
18:53à quelques centaines
18:54de mètres du village,
18:56il a vu des traces
18:56de piétinement.
18:58En traversant
18:58la cocotterie
18:59qui fait tout juste
19:00200 mètres de large
19:01à cet endroit,
19:02il a pu suivre
19:03une trace
19:04qui le menait
19:05jusqu'à l'épave
19:06du Saint-Nicolas.
19:07Mais,
19:08il y avait en fait
19:09deux traces.
19:11L'une indiquait
19:12que plusieurs personnes
19:13avaient été
19:14de l'épave
19:14au lagon,
19:16l'autre
19:16qu'une seule personne
19:18était revenue
19:19du lagon
19:20à l'épave.
19:24« Qu'en pensez-vous ? »
19:26demande le policier.
19:29On peut imaginer,
19:30chers amis,
19:30qu'au fond de lui-même,
19:31Jean-Marie Ernoux
19:31doit pousser
19:32un soupir
19:32de soulagement.
19:33« Si ce n'est que ça,
19:35doit-il penser,
19:35ce n'est pas bien dangereux.
19:37On ne pourra
19:37jamais rien prouver. »
19:41« Je ne me l'explique pas, »
19:41dit-il.
19:42« Sans doute
19:42des curieux
19:44qui sont venus
19:44voir l'épave. »
19:47« Oui, mais
19:47il y a autre chose, »
19:49ajoute le policier.
19:52Maté a eu l'idée
19:52de chasser
19:53le matin même
19:54deux des grands requins
19:55qui vivent
19:56dans le lagon.
19:59« Vous n'avez pas
20:00eu de chance
20:00parce que
20:02s'il sait
20:03où les trouver
20:04et comment
20:04les faire venir.
20:06Il aurait
20:07parfaitement
20:07pu les rater.
20:08Mais Maté,
20:08en infraction
20:09avec la loi,
20:09détient quelques
20:10balles
20:11doum-doum.
20:13Il se disait
20:13que si par hasard
20:14deux cadavres
20:14avaient été jetés
20:15dans le lagon,
20:16il serait bien étonnant
20:17que les plus grands
20:18ne soient pas accourus
20:19pour profiter du festin.
20:22Et dans l'estomac
20:23de l'un des requins,
20:25il a trouvé ça.
20:27Et le policier
20:30montre
20:30une sandale
20:31en caoutchouc.
20:34Comme vous le voyez,
20:35elle est petite.
20:36La même pointure
20:37que les chaussures
20:37féminines
20:38trouvées dans l'épave.
20:40Je ne sais pas
20:41si vous avez vu
20:41le gabarit des gens
20:42par ici,
20:43mais je vous défie
20:44bien de trouver
20:45une femme
20:45pomotu
20:46ayant un aussi
20:47petit pied
20:48que celui-là.
20:51Enfin,
20:52ce n'est pas tout.
20:53Évidemment,
20:56vous ne n'yez pas
20:56que les propriétaires
20:57du bateau
20:58ont été dévorés
20:58par les requins.
21:00Bon.
21:01Seulement,
21:01il y a requins
21:03et requins.
21:05Il y a les requins
21:06qui vivent
21:07dans les lagons
21:07et ceux qui vivent
21:10en haute mer.
21:13Ce ne sont pas
21:14les mêmes,
21:14M. Arnaud.
21:16Et ceux qui vivent
21:17en haute mer
21:18entrent rarement
21:19dans les lagons.
21:20Et ceux qui vivent
21:21dans les lagons
21:22en sortent
21:23tout aussi rarement.
21:26Si les deux malheureux
21:27étaient tombés
21:28en mer,
21:29ils auraient été
21:30bien vite dévorés
21:30par les requins
21:31de haute mer.
21:32Et il est impensable
21:33que cette sandale
21:34ait pu se trouver
21:35dans l'estomac
21:36d'un requin
21:36de lagons
21:37trois heures et demie
21:38plus tard.
21:40Maté pense donc
21:41que vous avez traversé
21:43le récif
21:43avec les deux victimes
21:44tout de suite
21:45après le naufrage,
21:46que pour une raison
21:47encore obscure
21:48vous les avez tués
21:49sur la plage
21:50où l'un d'eux
21:51vous a blessés,
21:52et que vous êtes revenus
21:53à l'épave
21:54après avoir jeté
21:55les cadavres
21:56dans le lagon.
21:59Bien sûr,
22:00Jean-Marie Ernaud,
22:01malgré cet extraordinaire
22:03raisonnement
22:03d'un primitif
22:04Pomotou,
22:05aurait pu bénéficier
22:06du doute
22:06devant un jury
22:07d'assises.
22:09Pourtant,
22:10il préféra
22:11se suicider
22:12dans la cabine
22:12de la Goélette
22:13où le policier
22:14l'avait enfermé
22:15pour le ramener
22:15à Papette.
22:16On n'a jamais
22:19connu les raisons
22:20exactes
22:21de son probable
22:22et double crime.
22:23Vous venez d'écouter
22:36les récits extraordinaires
22:37de Pierre Bellemare,
22:39un podcast
22:40issu des archives
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