• il y a 3 mois
On entend malheureusement trop souvent des individus dire qu'il n'est plus possible de penser en entreprise. Comme si le temps de réfléchir venait à manquer dans une société vouée au diktat de l'urgence et de l'accélération. Pourtant, s'il y a bien un lieu où il semble nécessaire de penser, c'est  l'entreprise. Mais parler, n'est-ce pas, qu'on le veuille ou non traduire une pensée ou trahir une absence de pensée. Parler pour ne rien dire signe toujours une défaite de la pensée. Je ne parle pas ici du bullshit et de la dégoulinade de bons sentiments qui ponctuent les pauses café et autres moments partagés dans les tisaneries. Il n'y a pas que le moi qui soit haïssable. Il y a aussi des mots que nous employons machinalement dans les conversations quotidiennes, ces mots qui sont devenus toxiques à force de tourner dans toutes les bouches. Ces mots qui empêchent de penser et auxquels Samuel Piquet, talentueux journaliste à Marianne, consacre un savoureux dictionnaire, Le dictionnaire des mots haïssables. On y troue bien évidemment Overbooké, symboles par excellence des futilités, de pensées parasites et d'anglicismes inutiles. Ou bien présentiel calqué sur l'anglais presential et qui n'est employé que par des gens avec qui on ne devrait avoir des conversations qu'en distanciel. [...]

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00:00On entend malheureusement trop souvent dire qu'il n'est plus possible de penser en
00:13entreprise. Comme si le temps de réfléchir venait à manquer dans une société vouée
00:18au diktat de l'urgence et de l'accélération. Pourtant, s'il y a bien un lieu où il semble
00:24nécessaire de penser, c'est bien l'entreprise. Mais parler, n'est-ce pas déjà, qu'on
00:30le veuille ou non, traduire une pensée ou trahir une absence de pensée ? Parler pour
00:35ne rien dire signe toujours une défaite de la pensée. Je ne parle pas ici du bullshit
00:41et de la dégoulinade de bons sentiments qui ponctue les pauses café et autres moments
00:45partagés dans les tisanneries. Il n'y a pas que le moi qui soit haïssable, il y a
00:50aussi les mots que nous employons machinalement dans les conversations quotidiennes. Ces mots
00:56qui sont devenus toxiques à force de tourner dans toutes les bouches. Ces mots qui empêchent
01:02de penser et auxquels Samuel Piquet, talentueux journaliste à Marianne, consacre un savoureux
01:08dictionnaire, le dictionnaire des mots haïssables. On y trouve bien évidemment « overbooker
01:14», symbole par excellence des futilités de pensées parasites et d'anglicisme inutiles.
01:19Ou bien « présentiel », calqué sur l'anglais « presential » et qui n'est employé que
01:26par des gens avec qui on ne devrait avoir des conversations qu'en distanciel.
01:30Mais aussi ces mots dont on ne sait plus ce qu'ils signifient. Ainsi iconique, cet adjectif
01:37servant la plupart du temps de béquille rythmique à une phrase qui manque cruellement d'intérêt
01:43et dont le sens demeure nébuleux. D'où pour l'auteur son caractère particulièrement
01:48utile pour essayer de donner du crédit à une personne complètement fade et sans intérêt.
01:53Il y a aussi ces mots qui parlent à notre insu. Ainsi « co-construire », qui signifie
01:59se mettre d'accord avec d'autres personnes qui ne savent pas plus que vous ce qu'elles
02:04veulent construire. Serait-ce le mot idéal pour faire oublier qu'on est en train de
02:09tout détruire, l'enseignement, l'industrie, les services publics ? Il est commode en tout
02:13cas pour diluer les responsabilités. Ou bien encore le mot écoresponsable pour parler
02:20de quelqu'un capable de brasser plus de vent qu'un parc éolien. On y trouve aussi
02:26ces mots dont le sens s'est inversé au cours du temps. Ainsi l'agenda, qui signifie
02:31originellement agir et qui désigne désormais un espace théorique servant uniquement à
02:38tenter de prouver son intense activité et à justifier sa paresse tout en reportant
02:44au calendre grec tout embryon de réflexion et toute vélité d'action. Et puis l'incontournable
02:51anthropocène dont l'emploi en dit en réalité moins long sur notre planète que sur ceux
02:57qui pensent pouvoir la protéger et qui s'estiment plus éclairés et plus à même de changer
03:02le monde que tous leurs prédécesseurs. N'oublions pas le si précieux authentique.
03:08Tellement usité de nos jours que l'adjectif, on arrive à signifier exactement l'inverse
03:14de son sens étymologique. Car ce qu'on attend d'un objet, à l'instar de votre
03:20amour pour votre conjoint, c'est uniquement qu'il fasse authentique.
03:23La toxicité des mots se joue aussi dans leur détournement. Ainsi le mot bienveillance
03:29est utilisé de plus en plus souvent, non pas dans le sens de vouloir le bien d'autrui,
03:35mais dans celui de voir le bon, le positif chez l'autre. Il n'est d'ailleurs pas
03:39rare, lorsqu'on enquête sur les nouvelles formes de management, de rencontrer des employés
03:44à qui l'on n'avait jamais osé formuler le moindre reproche par bienveillance et qui
03:49ont été licenciés du jour au lendemain. De la même façon, le terme capital qui pouvait
03:55désigner le pécule que les particuliers parvenaient à amasser au fil des ans et
03:59de leurs patientes économies. Le capital désigne désormais l'apparence de culture que vous
04:05parvenez péniblement à contrefaire auprès de vos proches, si bien que n'importe quel
04:10mot peut désormais lui être accolé, et que le nom commun désigne de moins en moins
04:15souvent la richesse d'une entreprise ou d'un individu, et encore moins l'ensemble
04:20de ceux qui les possèdent ainsi que les moyens de production.
04:23Passons sur l'incontournable engager, qui qualifie une attitude consistant à dire
04:29de ce que tout le monde considère comme intolérable que c'est intolérable. Or, engager signifie
04:36à l'origine mettre en gage, lier par une promesse, faire entrer dans une situation
04:41qui ne laisse pas libre. On a pourtant rarement vu aussi peu engageants que les engagements
04:46pris de nos jours par les entreprises. Cela correspond à la dépréciation des valeurs,
04:53des principes qui varient encore plus que les valeurs boursières en fonction de l'époque,
04:58de la conjecture, mais surtout de l'identité des personnes qui les convoquent dans leurs
05:02discours pour mieux vous faire croire à leur loyauté.
05:05Mais rassurez-vous, il est possible de s'extraire de ce gloubi-boulga linguistique que constitue
05:12notre novlangue quotidienne. Vous pouvez d'abord positiver, c'est-à-dire reprendre à votre
05:18compte le slogan d'une marque d'enseigne signe que vous êtes sur la voie de la sagesse
05:23de la pensée complexe. Et à défaut, si vous restez convaincu que vous n'avez pas
05:28de véritable talent, ne lisez aucun livre et n'avez rien d'intéressant à dire,
05:33il ne vous reste plus qu'à vous muer en influenceur. À défaut d'exercer une influence
05:38sur la vie des autres ou le cours de l'histoire, vous pourrez vous vanter d'en avoir une
05:43sur l'algorithme.

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