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Monique Lévi-Strauss, historienne et veuve de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, était l'invitée de Sonia Devillers, mardi 17 juin. Elle publie, à 99 ans, "J'ai choisi la vie" (Plon).

Retrouvez « L'invité de 7h50 » de Sonia Devillers sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
Transcription
00:00Bonjour Monique Lévi-Strauss.
00:02Bonjour.
00:03Alors, vous avez 99 ans, vous êtes arrivée à la maison de la radio sans canne.
00:10Oui.
00:10Et vous nous avez dit, c'est mauvais pour la scoliose.
00:14Enfin, ça peut engendrer une scoliose.
00:18C'est-à-dire que je regarde souvent des gens qui marchent avec une canne,
00:22ils sont penchés d'un côté vers la canne,
00:26et quand je regarde leur colonne vertébrale, je me dis que c'est affreux ce que je vois.
00:31Vous avez renoncé à la bicyclette il y a trois ans seulement ?
00:34Oui.
00:34C'est-à-dire que vous avez pédalé jusqu'à l'âge de 96 ans ?
00:37Oui.
00:38Oui, parce que je tombais et donc je me cassais toujours quelque chose.
00:44Votre livre s'intitule « J'ai choisi la vie ».
00:47À quel âge on choisit la vie ?
00:49Je vous dirais que le titre n'est pas de moi.
00:52Il est de Marc Lambron.
00:53Avec qui vous vous êtes entretenue ?
00:55Non, ce n'est même pas lui.
00:57C'est l'éditeur qui a trouvé que ce serait un bon titre.
01:04Moi, je voulais l'appeler « Flashback ».
01:06Mais ils ont trouvé ça trop américain.
01:08Comme je suis à moitié américaine, moi ça m'allait tout à fait.
01:12Ils ont dit « Non, commercialement ça ne va pas ».
01:17Et j'ai dit « C'est vous qui avez de l'expérience commerciale,
01:20alors vous choisissez ce que vous voulez ».
01:22Et choisir la vie, ça vous ressemble ?
01:25Ça vous correspond ?
01:26Oh, pas plus qu'autre chose.
01:28C'est ça.
01:29Oui.
01:30Alors, dans ce livre, il y a beaucoup de choses.
01:33Il y a beaucoup de choses sur l'homme de votre vie, évidemment.
01:37Claude Lévi-Strauss, il y a beaucoup de choses sur votre enfance,
01:42sur votre jeunesse, sur votre formation,
01:45avant d'épouser le grand homme.
01:48D'abord, il y a quelque chose de très important.
01:50Vous êtes née juive d'un père catholique.
01:54À quel âge vous êtes-vous baptisée ?
01:56À quel âge ?
02:00Eh bien, très exactement, vers 10 ans,
02:03quand toutes mes copines au lycée avaient des belles robes
02:07et préparaient une fête formidable et m'invitaient.
02:11Elles me disaient « Naturellement, tu viens,
02:13il y aura une grande fête après la première communion ».
02:17Et moi, je me disais « Pour moi, Tintin ».
02:21Alors, c'était vraiment triste.
02:23Et je n'ai fait part à ma mère.
02:26J'ai dit « C'est quand même triste.
02:27Moi, je suis la seule qui est punie.
02:29Je n'ai pas de fête.
02:31Toutes mes copines ont des belles robes.
02:34Moi, pas. »
02:34Alors, ma mère a dit « Mais écoute, si tu as envie d'être baptisée,
02:39on peut très bien demander que tu sois baptisée
02:44si tu veux être comme les autres. »
02:46Sauf qu'on est au milieu des années 30.
02:49Oui.
02:49Et qu'en réalité…
02:50On est en 36.
02:52On est en 36.
02:53Vous avez 10 ans.
02:54On est en 1936.
02:57Et vous diriez que ce baptême,
03:00il vous a protégé, sans le savoir,
03:04quelques années plus tard.
03:06On peut dire ça.
03:07Si on est croyant, on peut dire ça.
03:09Parce que vous allez vous retrouver, jeune fille,
03:12prise au piège quelque part, dans l'Allemagne nazie.
03:16Vous suivez votre père qui accepte un travail à Berlin
03:19et vous vous retrouvez…
03:20Non, pas à Berlin.
03:20À Berlin où ?
03:21Non.
03:24Son travail était à Oberhausen, c'est-à-dire en Rhénanie.
03:28En Rhénanie.
03:29Mais vous vous retrouvez en Allemagne, en plein pendant la guerre.
03:33En Allemagne nazie.
03:34Et mon père, tout de suite mis en prison.
03:39Le 10 mai 40, ça n'a pas fait un pli, il a été mis en prison tout de suite, mon père.
03:43Pourquoi ?
03:44Et c'est-à-dire qu'on n'avait même plus d'argent.
03:46On était en Allemagne nazie sans argent.
03:49Imaginez.
03:49Vous êtes en Allemagne nazie avec une mère juive.
03:53Oui.
03:54Vous, vous êtes baptisée, votre frère et vous.
03:56Et vous échappez à la traque des juifs, vous échappez au rafle des juifs.
04:02C'est-à-dire que personne ne nous a dénoncés.
04:06Mais notre maison était à Bourges, enfin aux environs de Bourges.
04:13En France ?
04:13Oui.
04:14Tout le monde savait que ma mère était juive.
04:16On aurait très bien pu être dénoncés.
04:19Sauf qu'en Allemagne, personne ne vous connaissait.
04:21En Allemagne, personne ne nous connaissait.
04:23Mais les soldats qui occupaient la France auraient très bien pu demander à qui appartenait cette maison que nous avions dans le Béry.
04:33Et on aurait pu, quelqu'un aurait pu le dire, la mère est juive et ils sont en Allemagne.
04:39Ça aurait pu, ça aurait pu.
04:41Eh bien, ça ne s'est pas passé.
04:43Oui.
04:44Et c'est intéressant parce que vous dites, Claude Lévi-Strauss, d'une certaine manière, lui, il n'a pas vécu la guerre.
04:50Oui.
04:50Il était au Brésil jusqu'en 1939.
04:52Ensuite, il s'est assez vite exilé aux Etats-Unis.
04:55Il n'a pas vécu la guerre.
04:57Et au fond, c'est quelque chose qui nous a toujours séparés parce que ce que moi, j'ai vécu pendant la guerre, c'était difficile à transmettre.
05:03Oui.
05:04Alors, si vous voulez, je ne lui en ai pas voulu du tout.
05:07Ce n'était pas de sa faute de ne pas être là.
05:10Mais il y avait un vrai manque.
05:12Il y avait des choses qu'il ne comprenait pas chez moi.
05:14Et c'était simplement, quand on a eu une trouille formidable pendant cinq ans, je peux vous dire qu'il reste quelque chose.
05:22Et ça, il ne comprenait pas qu'il y avait ça chez moi.
05:25Parce qu'il n'avait pas vécu.
05:27Et la peur, c'est quelque chose qui est difficile à transmettre ?
05:30On ne peut pas expliquer ce que c'est d'avoir eu très, très peur pendant très longtemps.
05:37On ne peut pas transmettre ça.
05:40Alors, Claude Lévi-Strauss, vous le rencontrez quand vous, vous avez quel âge ?
05:45Ah, je le rencontre en 47.
05:57Donc juste après la guerre.
05:58Enfin, si vous voulez, j'avais déjà suivi des conférences de lui.
06:04Parce que Jean Val, en 46-47, organisait un cycle de conférences à Saint-Germain-des-Prés, en face de l'église.
06:15Et donc, j'allais à ces conférences.
06:18Et Lévi-Strauss avait fait une conférence.
06:20Et j'avais trouvé qu'il parlait très bien et que c'était passionnant.
06:24Donc, je l'avais rencontré.
06:25Et puis, on nous avait présenté, puisqu'on avait des amis communs, mais je n'avais eu aucune conversation avec lui.
06:33Donc, j'ai dû faire sa connaissance physique en 46, mais vraiment parler avec lui à partir de 47.
06:41Vous racontez quelque chose de très joli.
06:44Quelque chose de très joli sur les jeudis.
06:47Sur les ?
06:48Jeudis.
06:49Oui.
06:50C'est Claude Lévi-Strauss qui vous demande si vous êtes libre le jeudi qui vient.
06:56Oui.
06:59Enfin, à ce moment-là, je travaillais avec lui au Musée de l'Homme.
07:03Oui.
07:04Tous les matins, c'était à mi-temps, 9h30, midi et demi, 5 jours par semaine.
07:12Ça faisait 15 heures, si vous voulez, par semaine.
07:15Et j'adorais travailler avec lui au Musée de l'Homme parce que tout ce que je faisais, c'était traduire de l'allemand.
07:20Et dès qu'il a su que je parlais couramment l'allemand, il m'a dit, est-ce que vous accepteriez de travailler avec moi pour traduire les livres allemands que je n'ai jamais pu lire ?
07:32Parce qu'il y a beaucoup de livres allemands qui n'ont jamais été traduits.
07:35Et j'ai dit, oui, d'accord.
07:37Donc, j'avais un poste de mi-temps au Musée de l'Homme.
07:41Et on s'entendait très bien et il aimait beaucoup ma façon de traduire.
07:50Et moi, j'adorais tout ce qu'il me racontait parce que tout ce que je lui traduisais de l'allemand, c'était des comptes rendus d'expédition en Amazonie faits par des Allemands, vous voyez.
08:06Et lui, ça l'intéressait puisqu'on parlait d'endroits où il avait été 30 ans plus tard.
08:13Donc, ça évoquait des souvenirs et il me racontait ses souvenirs.
08:17C'était absolument passionnant parce que c'est des souvenirs qui étaient enterrés dans sa tête.
08:24Et tout d'un coup, cette traduction réveillait des souvenirs.
08:29Il disait, ah, mais j'ai connu une vieille femme, c'est sûrement la jeune femme dont on parle.
08:34Et puis un jour, elle a fait ça et il me racontait ses souvenirs.
08:38C'était passionnant.
08:40Et pour lui aussi, c'était passionnant.
08:42Alors, qu'est-ce que c'est que cette affaire de jeudi ?
08:45Ah, alors, ça c'est beaucoup plus tard.
08:51Oui, mon mari était marié à ce moment-là.
08:56Donc, vous n'étiez pas encore marié.
08:58Moi, je n'étais pas marié.
08:58Ça n'était pas encore votre mari.
09:00Il était marié et sa femme lui avait dit, tu sais, maintenant les jeudis, moi, je vais inviter mes neveux à déjeuner.
09:09Parce qu'il n'y a plus de grands-parents et moi, je vais jouer le rôle de grand-mère.
09:14J'invite tous mes neveux à déjeuner à la maison de jeudi puisqu'ils n'ont pas école.
09:19Et Claude a dit, dans ce cas-là, moi, j'irais déjeuner au Musée de l'Homme.
09:23C'est normal, il n'allait pas être avec six ou sept bambins à déjeuner.
09:28Donc, il m'a dit, est-ce que vous êtes libre jeudi prochain ?
09:33Et moi, je regarde et je dis, oui.
09:35Alors, on déjeune ensemble au Musée de l'Homme et on s'amusait beaucoup, même sans déjeuner, on s'amusait beaucoup ensemble.
09:43On se racontait des histoires.
09:45Et à la fin du déjeuner, il m'a dit, est-ce que vous êtes libre jeudi prochain ?
09:51Et je regarde, je dis, oui.
09:54Et puis, là, il m'a dit, et puis tous les autres jeudi.
09:59C'est la seule déclaration qu'il m'ait faite.
10:02C'est très joli.
10:03Ah oui.
10:04Parce qu'il n'était pas très doué pour les déclarations d'amour, Claude Lévi-Strauss ?
10:09Moi, je vais vous dire, il était sûrement doué.
10:11Mais il avait été marié deux fois.
10:14Alors ça, on use le charme, si vous voulez, quand on a déjà fait la cour deux fois.
10:23Justement, Monique Lévi-Strauss, je voulais vous en parler parce que du début à la fin de ce que vous racontez,
10:28de cette histoire extraordinaire qui vous a unis tous les deux,
10:32il y a cette peur sans cesse de lasser Claude Lévi-Strauss, qu'il se désintéresse de vous.
10:38Il avait divorcé déjà deux fois.
10:42C'est ce qui fait que vous êtes si élégante, encore à 99 ans, vous êtes dans une robe bleue magnifique.
10:48Vous avez de très jolies boucles d'oreilles.
10:50Ah ben ça, j'ai exprès pour réveiller votre curiosité.
10:55Oui, mais c'est ce que vous faisiez avec lui, les robes, les bijoux, ce travail toujours impeccable que vous fournissiez sur ses textes.
11:03Oui.
11:04C'était une façon de rester dans sa vie et d'éveiller sans cesse son intérêt ?
11:08Eh ben, si vous voulez, je n'avais aucun plomb quand j'ai commencé à travailler avec mon mari.
11:14Simplement, nous nous entendions très bien et je trouvais passionnant tout ce qu'il me racontait.
11:20Parce qu'il me racontait ses expéditions, vous vous rendez compte ?
11:24Oui, oui.
11:24Et c'était passionnant.
11:26Et puis il parlait très très bien, mon mari.
11:28Alors, quand vous l'avez rencontré, Claude Lévi-Strauss, vous avez rencontré un homme d'une quarantaine d'années
11:34qui avait essuyé des échecs, notamment une entrée au Collège de France qui lui avait été refusée.
11:41Et c'était un homme qui se sentait, comment dire, mésestimé par ses pairs.
11:45C'était un homme qui se sentait rejeté d'une certaine manière par les grands tenants de la science.
11:50Oui, absolument.
11:52Et il savait pourquoi.
11:55D'accord, parce qu'il était en train de finir d'écrire les structures élémentaires de la parenté.
12:07Et il avait à New York, la New York Public Library, où il avait tous les textes qu'il lui fallait.
12:16Et donc il était resté plus longtemps que les autres.
12:19Vous voyez les juifs qui avaient fui la France quand il y a eu l'occupation allemande.
12:25était revenu tout de suite, mais lui n'est pas revenu tout de suite parce qu'il voulait finir d'écrire son livre.
12:32Donc il n'avait pas tissé sa toile.
12:34Il lui manquait le réseau nécessaire pour entrer dans les grandes institutions.
12:39Oui, et donc il ne trouvait ça qu'à New York, dans la New York Public Library.
12:44Et c'est pour ça qu'il est rentré trop tard.
12:47Parce que s'il était rentré avec les autres, il aurait trouvé une place.
12:51Mais là, toutes les places étaient prises.
12:53Alors en 1955, c'est Jean Mallory, scientifique et explorateur,
12:58qui crée une collection qui deviendra une collection absolument mythique dans l'édition française.
13:03Une collection qui s'intitule Terre humaine.
13:06Et il fait appel à Claude Lévi-Strauss et il lui demande d'écrire Triste Tropique.
13:10Et vous racontez, Monique Lévi-Strauss, que Claude Lévi-Strauss vous dit « Après tout, je n'ai plus rien à perdre ».
13:17Qui peut dire une phrase pareille « Je n'ai plus rien à perdre » au moment d'écrire, sans doute sans le savoir,
13:22ce qui deviendra un best-seller mondial ?
13:25Mondial, absolument.
13:26Mondial ?
13:26Oui, oui.
13:28Et lui, il l'a écrit dans une forme, comment dire, de « On jette les dés une dernière fois ».
13:33Non, il s'est dit « Maintenant, je peux tout me permettre. »
13:35Ah, c'est ça.
13:35Je peux tout me permettre puisque tout rate.
13:38S'il voulait tout rater dans sa vie.
13:41Donc, c'était une forme de liberté.
13:44Il se sentait plus libre qu'avant.
13:45Il s'est dit « Oui ».
13:48Et puis là, il était sûr qu'il allait le vendre puisqu'on le lui demandait.
13:51C'est grâce à Pierre Gourou.
13:54Ça ne vous dit peut-être rien.
13:55C'était un grand géographe, Pierre Gourou.
13:57Un grand géographe belge qui était professeur au Collège de France
14:02et qui avait dit à Mallory « Ça, il faut absolument que vous demandiez à Lévi-Strauss
14:07de vous écrire un livre sur le Brésil ».
14:09Et grâce à lui, Mallory a demandé à mon mari d'écrire un livre sur le Brésil.
14:17Et là, mon mari s'est dit « Bon, maintenant, je vais écrire ce livre.
14:22Je vais me lâcher complètement.
14:23Je vais dire tout ce que j'ai dans la tête.
14:26Puisque je perds partout.
14:29Je n'entre dans aucune institution.
14:31Eh bien, je vais me permettre. »
14:33Et donc, c'est avec une grande liberté qu'il a écrit « Tristotropie ».
14:37Voilà, donc un succès retentissant.
14:39Mais d'ailleurs, vos années de mariage, vous verrez Claude Lévi-Strauss
14:44aller de succès en reconnaissance, en palmes académiques.
14:50Absolument.
14:50Son entrée au Collège de France, son élection à l'Académie française.
14:54Oui, absolument.
14:55Mais lui-même n'y croyait pas au début.
15:01Et si vous voulez, j'ai joué un rôle là pour lui dire qu'il fallait avoir de la patience dans la vie.
15:07Moi, j'adorais tout ce qu'il écrivait.
15:09Donc, j'étais sûre qu'il allait faire quelque chose de bien.
15:13Puisque j'aimais ce qu'il écrivait.
15:15Et je lui disais tout le temps, il faut être patient.
15:18Ça viendra.
15:19Soyons sincères, Monique Lévi-Strauss.
15:21Est-ce que l'unique rôle que vous ayez joué dans la vie de votre mari était de lui dire d'être patient ?
15:28Non.
15:29Vous avez fait beaucoup plus que ça.
15:31Vous avez relu tous ces textes.
15:34Vous les avez annotés.
15:36Vous avez constitué tous les sommaires.
15:40Vous en avez tapé plusieurs.
15:42Oui.
15:42Non, mais j'ai énormément travaillé avec lui parce qu'il avait totale confiance.
15:47S'il voulait, il a très vite vu que ce que je disais, ça tenait.
15:51Et quand je lui disais qu'il fallait être patient, il a bien vu qu'il y avait quand même des choses positives qui lui arrivaient.
15:59Donc, il a eu confiance dans mes encouragements.
16:03Il avait très confiance en moi.
16:05Et surtout, il avait besoin de vous dans le travail.
16:07Il s'est rendu compte, oui, que non seulement je le soutenais, mais surtout que j'étais une première lectrice féroce.
16:16Je ne laissais rien passer.
16:18Et même parfois, je me disais, je vais l'agacer.
16:21Attention, je vais l'agacer.
16:23Il va dire, non, là, tu y vas trop fort.
16:25J'en ai marre de tes corrections.
16:28Un accent grave pour un accent aigu.
16:31Non, j'en ai vraiment marre.
16:32Il y avait aussi des remarques qui étaient d'un ordre autre que l'orthographe.
16:38Il y avait aussi des remarques sur la structure du livre.
16:39Il y avait l'orthographe, la syntaxe, enfin, il y avait tout.
16:45Mais enfin, j'ai eu peur aussi de l'agacer, vous voyez, j'ai eu très peur.
16:50De toute façon, vous avez eu peur toute votre vie, on a l'impression, de le décevoir.
16:54Ben oui, absolument, de ne pas être à la hauteur.
16:58J'ai toujours eu peur de ça.
17:01Et lui, il n'avait qu'une peur, c'est que je ne sois plus là.
17:04Voilà.
17:05Vraiment ?
17:06Ah oui, oui.
17:07Oui, vraiment.
17:08Peur que vous l'abandonniez ?
17:09Non, pas du tout, mais qu'il m'arrive quelque chose.
17:13Par exemple, il n'a jamais accepté un voyage sans que j'en sois.
17:19Il disait, je n'irai pas à tel endroit parce que je ne voyage qu'avec ma femme.
17:23Il a dit ça à Mitterrand, qui était président de la République,
17:29et qui voulait l'emmener dans un voyage d'État de huit jours au Brésil.
17:36Et mon mari lui a écrit que malheureusement, il ne pouvait pas accompagner Mitterrand au Brésil parce qu'il ne voyageait jamais sans sa femme.
17:45Ça vous dit ?
17:46Ça me dit.
17:47Comme vous dites, ça me dit.
17:49Vous auriez dû être médecin.
17:50Vous êtes partie aux États-Unis étudier la médecine.
17:53Vous avez regretté, Monique Lévi-Strauss, de ne pas avoir exercé la médecine.
17:58Vos enfants deviendront plus tard médecins ?
18:01Tout le monde est médecin dans ma famille, absolument tout le monde.
18:04Comme pour rattraper cette vocation que vous, vous n'avez pas pu accomplir ?
18:07Oui, j'ai été quand même le médecin de mon mari puisqu'il est le premier de l'Académie française qui a eu 100 ans.
18:15C'est grâce à vous ?
18:16Oui, ah bah oui, ça c'est pas ça.
18:18Ah bah oui ?
18:19Ah oui, ça j'en suis sûre.
18:20Alors racontez-nous, comment vous avez fait en sorte que Claude Lévi-Strauss vive jusqu'à l'âge de 100 ans et puis vous jusqu'à l'âge de 99 ans ?
18:27Docteur Lévi-Strauss.
18:28Oui, alors parce que mon mari allait chez un médecin comme tout le monde régulièrement et on avait trouvé qu'il avait de l'hypoglycémie et cette hypoglycémie avait des conséquences.
18:52C'est-à-dire quand vous êtes hypoglycémique, c'est le sucre qui manque dans le sang et avant les repas, au moment où le sucre est au plus bas, puisque c'est le moment où vous allez refaire le plein,
19:05et bien à ce moment-là, les hypoglycémiques peuvent être très coléreux.
19:13Et même il faisait des malaises, c'est ce que vous racontez, il était pris de vertige, c'est des moments où il se sentait très mal.
19:18Oui, mais c'est connu, c'est un des symptômes de l'hypoglycémie, c'est quand on arrive au bout du sucre, à ce moment-là, on peut être très colérique.
19:28Et ce que j'ai fait, parce que quand même je lisais dans trois ou quatre langues, j'ai lu un livre anglais sur l'hypoglycémie,
19:39où on disait que c'était des crises assez violentes au moment où l'hypoglycémie se faisait sentir.
19:46Et donc, ça faisait des gens très colériques et on ne comprenait pas pourquoi.
19:52Or, quand je commençais à travailler avec mon mari, il était marié avec sa seconde femme,
19:59et la seconde femme disait qu'il était absolument terrible, il fait des crises de colère.
20:05Elle pensait que c'était un sale caractère en fait.
20:07Oui, et il faut absolument qu'il se fasse psychanalyser.
20:10Elle ne pensait qu'à la psychanalyse.
20:12A ce moment-là, la psychanalyse avait du vent dans les voiles.
20:17Et donc, moi j'entendais ça et je trouvais que Claude n'avait aucun besoin de psychanalyse,
20:24ce n'était pas du tout ça.
20:26Mais comme j'ai lu un livre sur l'hypoglycémie qui disait qu'il y avait des scènes assez violentes
20:32au moment de l'hypoglycémie, j'ai compris qu'il fallait pallier.
20:39Il fallait d'une part essayer de le guérir, mais d'autre part, dans l'immédiat,
20:44il fallait toujours lui donner quelque chose une heure avant pour éviter ce moment-là.
20:52Donc en fait, il vous doit une sorte de régulation alimentaire, de régime alimentaire,
20:57qui a complètement transformé sa vie.
20:59Ah non, mais ensuite, j'ai lu un livre « Comment guérir l'hypoglycémie »
21:05et on a suivi le traitement qui était indiqué.
21:11Ça prenait six mois, aucun médicament, mais un régime alimentaire féroce,
21:17absolument féroce pendant six mois,
21:20qui allait en progressant jusqu'à devenir normale, vous voyez.
21:24Et donc, je l'ai guéri de l'hypoglycémie.
21:28Ça, c'est le seul malade que j'ai guéri.
21:31Et il m'était très reconnaissant, je peux vous dire.
21:34Alors, vous ne vous êtes pas accomplie seulement, comment dire,
21:37en travaillant aux côtés de Claude Lévi-Strauss
21:39et en guérissant Claude Lévi-Strauss de son hypoglycémie.
21:43Vous avez eu toutes sortes de passions dans la vie.
21:45Par exemple, les abeilles et la fabrication du miel.
21:48C'est très très joli ce que vous racontez sur les abeilles et la passion du miel.
21:52Mais vous avez aussi, vous vous êtes aussi découvert une passion pour les châles et pour le tissage.
21:59Et le tissage.
22:01Et le tissage.
22:03Le tissage.
22:04Tissage !
22:05Oui, le tissage.
22:06Absolument.
22:07Donc, vous achetiez des châles au marché aux puces, avec Claude,
22:11qui savait les négocier, parce que c'était un as du marchandage.
22:14Voilà, vous racontez des choses assez drôles.
22:16Mais vous êtes devenu, comment dire, comme une espèce de super spécialiste des châles et du tissage,
22:23au point d'organiser des expositions dont vous avez été commissaire,
22:27au point d'être consulté dans plusieurs pays dans le monde sur ces châles.
22:30Et moi, j'aimerais bien que vous nous expliquiez comment on reconnaît un beau tissage.
22:36Et pourquoi c'est si beau ?
22:37Et pourquoi ça vous émeut, le travail du fil ?
22:39Ah ben, parce que, il faut comprendre toute l'évolution du tissage.
22:49C'était complètement manuel, jusqu'au XIXe siècle.
22:54Et au XIXe siècle, le tissage a commencé à être industrialisé.
23:00Et toute cette histoire, j'ai vraiment fait des recherches dans les archives, dans les bibliothèques,
23:08et j'ai trouvé toute l'histoire, tous les progrès qui ont été faits, jusqu'à l'industrialisation.
23:14Ça m'a énormément intéressée.
23:16Et ça me permettait aussi, avec un conte-fil, vous savez, un conte-fil, c'est une loupe qui a grandi
23:24et qui permet de voir exactement le croisement des fils.
23:28Et ça m'a permis de comprendre tous les progrès qui avaient été faits avec les châles.
23:35Et les châles ont joué un grand rôle dans l'industrialisation du textile,
23:41parce que la demande était telle qu'on ne pouvait pas la satisfaire.
23:45Avec des châles tissés manuellement, vous voyez, il fallait parfois deux ans pour tisser un châle.
23:51Or, la demande était immense, il y avait des milliers de femmes qui en voulaient.
23:55Donc ça a boosté l'industrie et les progrès de l'industrie.
24:01Donc cette mode des châles cachemires a fait énormément pour le progrès de l'industrie.
24:08Et vous en avez conservé ? Vous en avez encore ?
24:10Ah oui, j'en ai une petite centaine.
24:13Une petite centaine.
24:14Non mais, si vous voulez, l'intérêt de l'histoire, c'est le rôle énorme qu'ont joué les châles dans les progrès de l'industrie.
24:25Donc j'ai dû beaucoup m'occuper et comprendre de comment marchaient les machines
24:32et comment on était arrivés au progrès.
24:36Alors, Claude Lévi-Strauss est mort en octobre 2009, à l'âge de 100 ans, vous l'avez dit.
24:42Et comment s'est-il éteint ? Comment est-il parti ?
24:49Il avait beaucoup de mal à respirer.
24:53Et je me souviens, mon beau-fils était en visite chez nous et j'ai été voir Claude qui me disait qu'il avait vraiment du mal à respirer.
25:08Et à un moment, je lui tenais les mains et il est mort.
25:13Enfin, très facilement, je lui tenais les mains et c'est tout.
25:17C'est très simple et j'ai été dire à mon beau-fils, tu sais, Claude vient de mourir.
25:23Et il est allé le voir.
25:24Bon, ça s'est passé la manière la plus simple, sans aucune histoire.
25:30Ce n'était pas tragique parce que moi, je préférais qu'il meure parce qu'il avait tellement de mal à respirer que c'était cruel, vous voyez.
25:38Et je me disais qu'une fois mort, il serait quand même beaucoup plus tranquille.
25:42Il avait tellement de mal déjà depuis des jours et des jours qu'au fond, on attendait tous que ça s'arrête parce que c'était cruel.
25:55Alors, vous dites, Monique Lévi-Strauss, que Claude s'asseyait dans la cuisine et vous regardait préparer la tarte aux abricots.
26:05Et qu'une fois que vous aviez achevé la préparation de la tarte aux abricots, il se levait et il disait « maintenant, je vais travailler ».
26:14Est-ce que vous pourriez nous donner, à moi et aux auditeurs de France Inter, la recette de la tarte aux abricots ?
26:22Ah oui, je peux vous la donner et je peux vous dire pourquoi, quand je la raconte, les gens sont étonnés.
26:30C'est parce que j'avais compris que l'abricot est de la même famille que les amandes.
26:40Et donc, le noyau du fruit a une amande dont on ne se sert jamais.
26:49Et moi, je me disais « il n'y a pas de raison, puisque c'est un cousin de l'amande, on va prendre son amande ».
26:56Et donc, avec un marteau, parce que c'est très costaud un noyau d'abricot,
27:01Alors, je tapais dessus et effectivement, à l'intérieur, il y avait une amande double avec une peau marron,
27:09exactement comme dans une amande.
27:14Et donc, sur la tarte aux abricots, enfin, je posais les demi-amandes côté ouvert, vous voyez,
27:29et sur chaque demi-amande, je posais une deux, enfin, chaque demi-abricot, je posais une demi-amande,
27:37sa demi-amande. Et ça, mon mari regardait ça, il n'avait jamais vu faire ça, il trouvait ça formidable, absolument.
27:48Et alors, quel genre de pâte à tarte était-ce ?
27:51Ah ben, c'était une pâte à tarte, c'était une pâte brisée, mais mon mari adorait.
27:57Si vous voulez, comme je leur faisais tout le temps des tartes, c'était l'été à la campagne,
28:02je faisais au moins deux tartes par semaine. Donc, j'allais très vite, dans le bol, il y avait la farine,
28:09le sucre, le sel, le beurre, un peu d'eau, un jaune d'œuf, et avec la fourchette, je mélangeais,
28:19et très vite, je farinais mes mains, et puis je plongeais les mains. Et alors là, c'est miraculeux, si vous voulez,
28:25parce qu'on plonge les mains dans ce qui est complètement hétérocrite, ça n'a aucun rapport, ce qu'on met dans le bol.
28:36Et puis avec les mains, au bout de cinq minutes...
28:38On fabrique la pâte, la pâte surgit.
28:40La pâte surgit, onctueuse, élastique, merveilleuse, et c'est absolument comme un miracle.
28:46Le miracle de la pâte. Merci Monique Lévi-Strauss. Merci d'être venue jusqu'à nous. J'ai choisi la vie.
28:54Ce sont donc ces entretiens avec Marc Lambron de l'Académie française.
28:59Oui.
29:00Merci beaucoup.
29:01Je vous en prie.
29:02Merci.

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