Chères lectrices, chers lecteurs,
Ce mercredi 21 mai, nous avons eu le bonheur d'accueillir la soirée de lancement du nouveau cycle de conférences estivales Diversités 2025, qui se tiendront le 19 juin prochain dans la salle Colbert du Palais Bourbon.
Inscriptions 👉 https://shorturl.at/RWPoS
Discussion animée par M. Yann Boissière.
Vous souhaitant de belles lectures,
L'écume 🌊
Ce mercredi 21 mai, nous avons eu le bonheur d'accueillir la soirée de lancement du nouveau cycle de conférences estivales Diversités 2025, qui se tiendront le 19 juin prochain dans la salle Colbert du Palais Bourbon.
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00:00Voici, venu le temps de commencer, je vais commencer par remercier l'écume des pages de nous accueillir dans cet écrin de livres et de savoirs.
00:10J'aurai l'occasion dans un instant, évidemment, de présenter nos deux invités, Monique Antos-Pervers et Pierre-Henri Tavoyau.
00:16Mais avant, peut-être pour bien comprendre, il y a différents emboîtements à comprendre de pourquoi on est là et pourquoi dans ce format.
00:23Et le 19 juin qui a été annoncé, peut-être que c'est un peu quelques informations qu'il faut remettre en perspective.
00:30Donc moi, je suis le rabbin Yann Boissière, rabbin d'une communauté libérale dans le 15e arrondissement.
00:35Mais je suis aussi le président d'une association qui s'appelle Les Voix de la paix, qui fait du dialogue non pas interreligieux, mais interconvictionnel.
00:43En gros, ça consiste très simplement non seulement à faire discuter des religieux, mais pas seulement des religieux entre eux, des religieux avec tout le reste de la société.
00:51C'est à mon avis plus intéressant, des philosophes, des politiques, des sociologues, etc. sur des sujets citoyens, à la fois spirituels et citoyens.
01:00Et dans cette association créée en 2016, on fait différents événements de terrain.
01:06On intervient aussi en entreprise et on fait des événements plus réflexifs.
01:11Et ça nous amène à notre soirée de ce soir.
01:14Entre autres, quelque chose d'un peu récurrent qu'on fait tous les mois de juin quand c'est possible.
01:20C'est un événement qui s'appelle Diversité d'été.
01:22Et la version 2025 de Diversité d'été aura lieu à l'Assemblée nationale cette année sur le thème débattre pour que vive la démocratie.
01:32Donc un événement qui aura lieu toute la journée le jeudi 19 juin à l'Assemblée nationale avec une diversité d'intervenants, plus d'une vingtaine d'intervenants,
01:41Pierre-Henri Tavoyau et Monique Cantos-Ferber, mais aussi d'autres personnes.
01:46Où on tournera, je dirais, à 360 degrés sur le sujet du débat.
01:50Il y aura notamment tout un thème autour de la liberté d'expression.
01:53Un autre thème sur le débat chez les jeunes.
01:55Est-ce que les jeunes des générations actuelles ont la même notion du débat que leurs grands anciens, dont je fais partie ?
02:01Est-ce qu'il y aura aussi tout un pôle sur la contribution des religions au débat public ?
02:07Quelle légitimité ? Dans quelles limites ? Etc.
02:10Et puis aussi tout un thème sur le vivre ensemble.
02:13Voulons-nous encore vivre ensemble ?
02:15J'avoue que j'ai un petit peu honteusement emprunté ce thème au titre du dernier ouvrage de Pierre-Henri Tavoyau.
02:23Donc voilà, on tournera un peu à 360 degrés autour de cette notion.
02:26Et il nous a semblé intéressant, et grâce aussi à Lécume des pages, qui est partenaire de cet événement du jeudi 19 octobre, j'insiste encore sur la date,
02:35de faire une petite soirée teasing, en quelque sorte, avec deux de nos interlocuteurs phares de cette journée.
02:43Monique Kantos-Perber et Pierre-Henri Tavoyau.
02:45Et d'organiser un dialogue inédit, parce que ce jour 19, ils interviendront sur d'autres sujets.
02:51Monique Kantos-Perber fera un petit historique dans une keynote en solo sur l'histoire de la liberté d'expression.
02:59Et Pierre-Henri Tavoyau, lui, sera en débat avec Stéphane Roses sur le thème « Voulons-nous encore vivre ensemble ? ».
03:04Et donc, ce soir, c'est l'occasion de les associer pour un duo tout à fait original, autour de la liberté d'expression, mais ancré, bien entendu, par leurs ouvrages.
03:17Alors juste, comment va se dérouler la soirée ? Très simple. Je vais poser quelques questions.
03:22Et puis, ils vont pouvoir développer. Et puis, je dirais une petite demi-heure, 40 minutes.
03:28Vous pourrez aussi poser une ou deux questions.
03:30Tout cela nous emmène joyeusement jusqu'à, je dirais, 20 heures, peut-être maximum, moment où ils pourront, eux, signer leurs ouvrages.
03:38Je sais que les ouvrages de chacun sont prêts quelque part. Donc, si vous voulez les faire dédicacer, vous pourrez.
03:44Mais en tout état de cause, vers 20h15, 20h20, je crois que chacun doit repartir vers d'autres aventures.
03:51Et donc, ce sera la fin de cette petite soirée.
03:54Mais, vous l'aurez compris, on se retrouvera plus complètement encore le 19 juin à l'Assemblée nationale, si vous le voulez bien.
04:01Alors, je présente rapidement nos deux intervenants que vous connaissez tous, je pense.
04:06Onicantos Ferber, qui est philosophe héléniste, philosophe spécialiste de philosophie antique, mais aussi de philosophie morale, d'une certaine, d'une manière générale.
04:15Ses derniers ouvrages traitent beaucoup de la liberté d'expression.
04:19Elle a dirigé l'école Normale Sub de 2005 à 2012.
04:22Elle a créé et dirigé aussi l'université Paris Science PSL et Lettres, bien entendu.
04:32Et puis, elle est aussi, voilà, au CNRS, directrice du département...
04:39Directrice de recherche et dans une équipe...
04:41Directrice de recherche, voilà, dans une équipe consacrée au savoir, au CNRS.
04:46Et donc, son dernier ouvrage, « La liberté cherchant le peuple », voilà, c'est son dernier ouvrage.
04:52Vous pourrez le signer.
04:55Et ce soir, elle parlera donc aussi de cette liberté d'expression.
04:59Pierre-Henri Tavaillot est aussi, bien sûr, philosophe.
05:02Il est professeur de philosophie à l'université Sorbonne, à la faculté de l'aide de Paris-Sorbonne.
05:09Il est aussi directeur, non président du collège de philosophie.
05:13C'est le titre, président du collège de philosophie et directeur, co-directeur de collection, je crois, aussi...
05:17Plus maintenant, chez Grasset.
05:18Plus maintenant, chez Grasset, voilà.
05:20Et intervient, bien sûr, sur une diversité de sujets, mais beaucoup en philosophie politique.
05:25Et son dernier ouvrage, « Voulons-nous encore vivre ensemble ? », sera aussi au cœur de nos thématiques ce soir.
05:32Alors, peut-être une première question pour Monique, mais Pierre-Henri aussi pourra y répondre.
05:39Même si j'ai essayé d'ancrer mes questions dans vos ouvrages respectifs.
05:44Première question.
05:45Vous soulignez abondamment, et vous en faites l'histoire très, très précise, d'une sorte de paradoxe concernant la liberté d'expression.
05:53La liberté d'expression considérée comme un principe moral de valeur potentiellement infinie et absolue,
05:59mais en même temps, un principe qu'on veut limiter, au nom aussi du fait que la liberté d'expression, de manière étendue, serait peut-être nocive.
06:12Et donc, ici, il y a des penseurs libéraux comme John Stuart Mill qui ont conçu cette idée de ne pas nuire, de pouvoir limiter cette liberté d'expression.
06:22Et c'est vrai que c'est un peu contradictoire.
06:24Il semble qu'aujourd'hui, les deux pôles de l'équation se radicalisent.
06:32La nécessaire liberté de tout dire devient la liberté de dire n'importe quoi, y compris l'innommable.
06:39Et puis, la nécessaire aussi limite de cette liberté d'expression est utilisée, voire instrumentalisée, par des gens qui, à tout bout de champ, veulent vous interdire de parler, etc.
06:48Et voilà qu'on se retrouve avec un principe qui était considéré comme magnifique, mais qui, aujourd'hui, devient une arme de guerre dans la conversation générale.
06:57Et donc, est-ce que ce principe devient inadapté ? Est-ce qu'il faut l'adapter ?
07:03C'est un petit peu la première question que j'ai envie de vous poser.
07:08Élaine Chariat nous avait parfaitement résumé le problème, c'est-à-dire l'instrumentalisation de la liberté d'expression à laquelle on assiste aujourd'hui.
07:17Puisque la liberté d'expression est censée, évidemment, permettre la circulation la plus grande possible d'un grand nombre d'opinions différentes,
07:26avec l'idée que dans la discussion, dans le débat précisément, tant que ce débat est possible, une sorte de perfectionnement collectif sera possible.
07:36C'est-à-dire que les pensées fausses ou aberrantes ou scandaleuses, enfin, seront peu à peu éliminées et qu'il y aura une sorte de démarche collective vers la vérité.
07:47C'est quand même une conception de la liberté, une ambition des libertés d'expression très ancienne.
07:52Elle remonte d'ailleurs à l'Antiquité, certainement, à la fameuse image de l'agora athénienne, c'est-à-dire cette place du marché où l'on se rencontre
08:00et où Socrate, qui en est d'une certaine manière la figure emblématique, questionne, mais qu'est-ce que la vertu ?
08:07Qu'est-ce que la beauté ? Et à partir des réponses, et même s'il ne s'agit pas d'une véritable discussion collective,
08:13et c'est quand même de s'approcher de la vérité. Alors pourquoi la liberté d'expression est-elle instrumentalisée aujourd'hui ?
08:20Bien précisément pour les raisons que vous avez décrites. D'un côté, nous avons des maximalistes de l'expression
08:26qui protestent devant le fait que selon eux, on ne peut plus rien dire, mais lorsqu'ils ont à dire quelque chose,
08:33en général, c'est quand même extrêmement proche d'opinions assez presque délictueuses, souvent racistes ou excessives.
08:41Et puis d'un autre côté, ceux qui veulent régler la liberté d'expression, mais à leur façon, pas du tout en reprenant les règles
08:50qui sont définies par le corpus de loi de la presse de 1881, mais en décidant, selon leurs préférences, leurs phobies ou leurs obsessions,
08:59ce qu'on peut dire et ce qu'il faut dire. Donc là, on a affaire tout de même à un cas caractéristique de privatisation par un groupe militant
09:09des règles de la liberté d'expression qui sont définies par la loi.
09:15Le problème actuel de la liberté d'expression n'est pas tout à fait nouveau. Vous savez, en 1902, Anatole Leroy Beaulieu publiait un ouvrage
09:22qui s'appelait « Les doctrines de la haine ». Un livre qui aurait ce titre, aujourd'hui, paraîtrait tout à fait d'actualité.
09:29Et le problème qu'il abordait était exactement le même. Pourquoi ces discours haineux, qui sont sous prétexte de liberté d'expression
09:39au nom du bel idéal de la liberté d'expression, n'ont aucun autre but que de disqualifier des groupes de la population française ?
09:47Alors, les groupes, à l'époque, évidemment, il s'agissait des protestants, des francs-maçons et des juifs.
09:52D'une certaine manière, les trois roues qu'il fallait faire taire. Cela dit, ce problème ancien repose, enfin, cette configuration relativement ancienne,
10:05en tout cas qui surgit en particulier dans des périodes de troubles culturels et sociaux, et je crois que nous traversons une période de ce type,
10:13correspond à un problème de fond avec la liberté d'expression. Parce qu'il est d'usage de rapprocher la liberté d'expression de la liberté de conscience.
10:22Dans la Déclaration des droits de l'homme, on a deux articles. Le premier article « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions »,
10:30s'est énoncé sans réserve, c'est-à-dire quelles que soient ses opinions, de la libre communication des pensées est un des biens les plus précieux de l'homme.
10:43Et l'autre article, qui a trait à la liberté de parler, évoque les limites imposées par la loi. Donc, on a affaire à une liberté qui est une liberté relationnelle.
10:55Ce n'est pas une liberté absolue, elle a rapport aux autres. Du moins, quand elle est une liberté d'expression. Car là est le problème de la liberté d'expression.
11:02Elle est d'un côté une liberté absolue, quand on la comprend comme liberté de ses opinions. En effet, il n'y a pas de limite aux opinions.
11:09Mais elle est une liberté limitée quand on l'insère en quelque sorte dans la communauté sociale et civique, parce qu'elle a alors directement affaire à la liberté des autres,
11:22et au souci de maintenir l'ordre public qui, dans nos démocraties libérales, garantissent la coexistence des libertés.
11:29Le caractère absolu de la liberté de conscience, chaque individu, chaque homme est souverain du contenu de sa conscience, n'est pas une idée très naturelle.
11:40Elle a été conquise pendant tout le XVIIe siècle. Alors évidemment, l'enjeu à ce moment-là était la liberté de conscience religieuse,
11:51et ce qu'on a appelé la tolérance à l'égard des opinions religieuses dissidentes. Bon, disons que le problème est philosophiquement réglé avec Pierre Belle,
12:02plus qu'avec Locke d'ailleurs, à la fin du XVIIe siècle, et ce principe de la liberté de conscience finira. Il y a eu des persécutions religieuses, évidemment, après la fin du XVIIe siècle,
12:15mais d'une certaine façon, les bases philosophiques étaient acquises. A côté de ça, il y a bien sûr la liberté politique, c'est-à-dire la liberté d'exprimer son désaccord avec le gouvernement,
12:24qui est assez naturel en démocratie, puisque la souveraineté vient du peuple, donc il est assez facile de comprendre pourquoi le peuple a le droit à la critique,
12:32et puis la liberté d'expression au sens où nous l'entendons nous, c'est-à-dire dans l'espace social, où là, en effet, on trouve la nécessité élaborée d'une certaine manière,
12:43soit même de manière, sans compter avant même le corpus des lois de la presse, qui commence à se constituer à partir de 1880, avec des limites.
12:52Et ces limites, en général, elles tournent toujours autour des deux mêmes motifs, le tort fait à autrui, et la non-atteinte à l'ordre public.
13:04Alors, ça paraît tout à fait naturel, évidemment, toutes les libertés, d'ailleurs, toutes les libertés qui fonctionnent en société sont limitées, en général, pour ces deux motifs.
13:13Simplement, comment définir un tort fait à autrui ? Parce que je peux ne pas aimer ce que dit autrui, il n'y a aucune raison que ça légitime une interdiction, bien évidemment.
13:24Le tort en question, donc, doit être un tort absolument fondamental.
13:27Et il y a toute une tradition philosophique, enfin, toute une philosophie anglo-américaine des dernières décennies, pour définir, mais qu'est-ce que c'est ce tort qui touche à l'existence elle-même ?
13:36C'est là où le droit, enfin, l'offense ressentie, pointe son nez.
13:39Voilà, et c'est bon de distinguer ainsi l'offense et le dommage. Le dommage, c'est un tort incontestable.
13:44Alors, John Stuart Mill, que vous avez cité, donne un exemple très clair.
13:49Bon, alors, écrire qu'on est au milieu du XIXe siècle, la 1859, écrire que les négociants en grains sont des barteriers qui affablent le peuple, écrire ça dans un journal, faire un article, pas de problème, l'expression est libre.
14:03Écrire cela sur un placard, sur une affiche, qu'on cloue devant la porte d'un négociant en grains devant une foule déchaînée, là, c'est un appel au beurre.
14:13C'est très contextuel, oui.
14:15Voilà, donc, évidemment, c'est toujours contextuel, c'est-à-dire qu'il y a la nécessité d'une appréciation.
14:21Et en philosophie, on n'aime pas trop ça, on aime les critères universels qui peuvent s'appliquer à toutes les situations.
14:27Donc, on a beaucoup de mal à s'arranger avec ce critère.
14:30Alors, dans mon livre sur la liberté d'expression, j'essaie d'apporter, bon, parce que c'est tout l'intérêt d'écrire un livre, il faut apporter quelque chose de nouveau.
14:36J'essaie d'apporter un critère pour essayer de définir le bien fondé de cette limite qui prend en compte le tour féatru.
14:45On y reviendra plus tard.
14:46Et pour ce qui a trait à la teinte, à l'ordre public, qu'est-ce que ça veut dire ?
14:50Parce que, évidemment, les fleurs du mal, on a considéré que ça créait le plus grand désordre.
14:54Évidemment, nous n'avons pas du tout la même perception aujourd'hui.
14:57Donc, là encore, comment donner une certaine, je ne dis même pas objectivité, mais légitimité qui puisse être reçue par tout le monde dans des sociétés comme les nôtres à cette nécessité, à cette exigence que la liberté de la parole,
15:11qui doit être aussi grande que possible pour ne pas atteindre l'ordre normatif collectif.
15:16Ça aussi, c'est un sujet où on aura l'occasion d'en faire un détail.
15:19J'ai fait un parcours, j'espère pas trop long.
15:22Oui, merci.
15:23Là, on voit tous les problèmes, toutes les directions de problèmes.
15:27Je vais essayer, cher Pierre-Henri Tawayo, de vous poser une question qui est ancrée aussi dans votre livre.
15:32Tout au début, il y a un récapitulatif passionnant.
15:36Quelles sont les raisons que les sociétés au cours des âges ont trouvées pour vivre ensemble ?
15:42Vous balayez comme ça trois grands principes.
15:45Le passé, la nature et la transcendance.
15:48Dans un lointain passé, les sociétés faisaient référence à de glorieux ancêtres.
15:55Il s'agissait juste de poursuivre la tradition parce que c'était la tradition.
15:59Elle possédait d'un poids sui generis, en quelque sorte.
16:02Après, il y a eu la nature.
16:04La nature semblait le bon modèle pour vivre harmonieusement.
16:07Les sociétés s'efforçaient de mimer la nature des choses.
16:11On trouve ça chez Aristote, d'autres penseurs.
16:14La transcendance, on pense aux sociétés médiévales complètement paramétrées par le christianisme.
16:19La modernité est arrivée avec la rupture de Machiavel qui dit qu'il ne s'agit plus de rechercher le bien,
16:25mais à minima d'éviter le mal parce que le mal absolu, c'est la guerre civile, etc.
16:29Cette pensée radicalisée par Hobbes qui dit que l'homme est un lot pour l'homme.
16:36Il faut sortir de cette violence naturelle, de l'état de nature pour aller vers un état social, etc.
16:42Tous ces critères ont été remplacés par la paix et la liberté.
16:46La paix comme un idéal et la liberté avec cette notion d'autonomie.
16:52C'est marrant parce que vous le dites avec des perspectives différentes.
16:58La liberté d'expression est au centre de la démocratie parce que dans un système autoporté,
17:02avant, les sociétés s'efforçaient de mimer quelque chose d'extérieur ou d'intérieur.
17:07Mais la société moderne s'autoconstitue et là, comme elle repose sur la souveraineté populaire,
17:14il est absolument nécessaire que cette souveraineté populaire s'exprime.
17:18D'où la liberté d'expression qui est à la racine des sociétés modernes.
17:23Tout cela dérive aujourd'hui et vous décrivez, c'est une espèce de schizophrénie de nos sociétés actuelles.
17:32Vous dites presque que tous les objectifs qui pouvaient être atteints par la liberté et par la paix ont quelque part été atteints.
17:40C'est vrai que beaucoup de choses ont progressé.
17:42Mais aujourd'hui, on est dans une espèce de schizophrénie qui oscille entre le repli parce que c'est rendu possible.
17:48Une des leçons paradoxales du Covid, c'est que oui, il était parfaitement possible de rester chez soi.
17:53Ce n'était peut-être pas avec de grandes inégalités selon les situations évidemment.
17:57Mais oui, je pouvais commander mes livres, les marchandises se déplaçaient jusqu'à nous, etc.
18:02Et en même temps, ce que vous appelez l'attrait du champ de bataille, la culture du clash permanente,
18:08ce désir d'affirmer constamment sa différence et d'aller même chercher l'autre là où il n'y a pas de nécessité à aller le chercher.
18:14Et donc, on se dit que cette paix, cette liberté qui ont régulé les sociétés modernes sont peut-être arrivées à bout de course.
18:21Pourquoi ce déraillement ? Où est-ce que vous le situez exactement ?
18:26En fait, le cœur du problème, si on va vraiment au cœur de la matrice, c'est vraiment le problème apparemment insoluble des sociétés d'individus.
18:34C'est-à-dire que si on réfléchit dans l'absolu, une société d'individus, ça ne peut pas marcher.
18:38Voilà, ça ne peut pas marcher, soit il y a de la société, il n'y a pas d'individus, l'individu est étouffé par le collectif,
18:43soit il y a de l'individuel et l'individuel détruit le collectif.
18:47Donc, il n'y a aucune raison que ça marche.
18:48Pourtant, ça marche depuis à peu près 200 ans.
18:50Et en fait, quand on y réfléchit, pas si mal, parce qu'on a toujours envie de chercher la clé de boute du collectif en haut.
19:00Alors, soit dans le passé, soit dans la nature, soit dans la transcendance.
19:03Quand on y réfléchit, en architecture, une clé de boute, ça ne tient que parce qu'il y a des piliers solides en bas.
19:09Et donc, au fond, on est en train d'expérimenter cette situation que les sociétés d'individus sont des sociétés qui fabriquent des individus.
19:20Ça, c'est la nouveauté par rapport aux sociétés traditionnelles.
19:23Et qu'ils ne les fabriquent pas si mal que ça.
19:25Enfin, on peut dire que de l'éducation aujourd'hui, bien sûr, il y a plein de problèmes.
19:28Mais dans l'ensemble, le programme de la fabrication d'individualité a été plutôt réussi.
19:34Simplement, on s'aperçoit aujourd'hui que c'est un élément du parcours et qu'il faut le deuxième élément.
19:40Ce n'est pas de la nostalgie.
19:41Ce n'est pas de la nostalgie parce qu'il faut inventer quelque chose de neuf.
19:43C'est qu'il faut que ces individus que l'on a fabriqués, que la société a fabriqué, se mettent à fabriquer de la société.
19:50Donc, une société d'individus, c'est une société où on fabrique des individus qui fabriquent de la société.
19:55C'est en vérité ce qui se fait.
19:58Quand on regarde notre quotidien, on voit que les gens créent des réseaux amicaux, créent parfois des familles, créent des associations.
20:06Cet aller-retour, c'est ça, la société d'individus.
20:10La vérité de la société d'individus, c'est ça.
20:12Ce qu'on dit souvent, oui, l'individu, c'est celui, le self-made man, celui qui se fait tout seul.
20:17C'est absurde.
20:18Ça n'a jamais existé.
20:19On ne se fait pas tout seul.
20:21On se fait grâce aux autres.
20:23Mais dans deux sens.
20:24Grâce aux autres qui nous ont aidés à nous construire, nos parents, nos profs, etc.
20:28Puis grâce aux autres qu'on aide à construire.
20:32Et ce deuxième élément est absolument indispensable.
20:35C'est-à-dire qu'on ne grandit vraiment qu'en faisant grandir les autres.
20:38Et donc, une société d'individus, c'est une société qui fait grandir.
20:42Ou on grandit en faisant grandir.
20:44C'est ça, le cœur de la situation.
20:46Et face à ça, c'est une exigence extraordinaire, spirituellement extraordinaire.
20:52Et là, effectivement, qu'on soit religieux, qu'on soit athée, qu'on soit laïque, ce qui devrait être le cas de tout le monde.
20:59C'est un projet absolument extraordinaire.
21:02Et c'est peut-être même le cœur de ce qu'on appelle la civilisation de la démocratie.
21:06La civilisation de la démocratie dans l'histoire de l'humanité, c'est la seule qui est la civilisation des grandes personnes.
21:10Qui dit au fond trois choses.
21:12Tous les humains sont grands.
21:14Tous les humains peuvent grandir.
21:16Et nous pouvons grandir ensemble.
21:19On dit qu'on vit dans un désert spirituel.
21:21Ce truc est génial. C'est fabuleux.
21:23On devrait en être fier.
21:25Au lieu de ça, on se déteste.
21:27On considère que c'est abominable.
21:29Nous sommes coupables de tout.
21:31Nous avons tout cassé.
21:33La planète, le monde, la colonisation, le racisme, etc.
21:36Et d'une certaine façon, c'est puissance du négatif.
21:39Alors là, effectivement, on met en péril le fondement, le pilier.
21:44C'est-à-dire qu'en effet, pour pouvoir vivre ensemble, nous devons débattre ensemble.
21:49Et si on se déteste, la fameuse phrase évangélique, aime ton prochain comme toi-même.
21:56A la base, c'est quand même de s'aimer un peu soi-même au départ.
21:59Sinon, ça n'a aucune raison de marcher.
22:01Et donc, on est dans cette situation d'une sorte de logique qu'il faut arriver à comprendre.
22:06Mais ce n'est pas facile.
22:08Ou à côté de cet individu qui nous pousse au reflit, il y a une autre dynamique qui nous pose au conflit.
22:17La séduction des conflits.
22:19Si on regarde les clés de lecture dans notre société qui s'imposent à nous,
22:23quand on arrive sur le débat public,
22:26le paradigme d'explication, c'est de dire, c'est la guerre.
22:29C'est la guerre civile.
22:30Lutte des classes.
22:31Lutte des sexes.
22:32Guerre des générations.
22:34Guerre des races.
22:35Guerre des civilisations.
22:37Vous choisissez votre camp.
22:39Vous avez le choix entre cinq guerres qui sont les paradigmes explicatifs du social aujourd'hui dominant.
22:45Quand on regarde les choses d'un peu près, ces guerres n'existent pas.
22:49On peut vraiment étayer le fait qu'il y a des tensions entre les riches et les pauvres.
22:53Depuis Aristote, on est au courant qu'il y a une reconfiguration des rapports entre les sexes.
22:59C'est évident, c'est plus récent.
23:01Qu'il y a des conflits, des incompréhensions intergénérationnelles.
23:07Le problème de race, je laisse de côté parce que là c'est vraiment une construction absurde.
23:12Qu'il y a effectivement une question de relations interculturelles et intercivilisationnelles.
23:18Mais, j'aime bien cette phrase de Kissinger qui s'y connaissait en guerre,
23:22qui dit la guerre des sexes n'existe pas, il y a trop de fraternisation avec l'ennemi.
23:26Je trouve que c'est une bonne réputation et très simple de ce schéma.
23:30Regardons les tensions, mais pourquoi sommes-nous aspirés par ça ?
23:35Pourquoi est-ce qu'on a envie de voir le social en termes négatifs ?
23:39Et aujourd'hui la sociologie, une bonne partie, 80% de la sociologie,
23:43je vais me faire des ennemis parmi les sociologues s'il y en a dans la salle,
23:46c'est quand même pas tellement d'étudier le lien social, c'est d'étudier le délitement social.
23:51C'est-à-dire la manière, non pas comme une société se construit, mais comme une société se détruit.
23:55C'est la détestation de la société.
23:57Avec l'idée qu'il y a des coupables et des victimes, des oppresseurs et des opprimés.
24:01Au fond, je pense que la raison profonde c'est que nous avons oublié ce message simple
24:07des sociétés démocratiques, grandir et faire grandir,
24:10et que face à ce message qui nous paraît peut-être un peu bébête, un peu plat,
24:15nous sommes aspirés par des scénarios conflictuels qui nous permettent de donner sens au monde.
24:21Parce que ce monde est complexe, il n'est pas complexe en soi,
24:25il est complexe parce que les récits explicatifs que nous avions sous la main,
24:29qu'ils soient religieux ou idéologiques, sont devenus un peu incertains et donc on ne comprend plus.
24:34Et on cherche.
24:36Quand on nous présente une guerre, on se dit, ah ben voilà, ça marche,
24:40ça me permet de comprendre le monde.
24:42Ce n'est pas une bonne nouvelle, mais au moins c'est clair, il y a les bons et les méchants.
24:47Les bons c'est en général moi, les méchants c'est les autres,
24:50et hop, en effet, le schéma que décrivait Monique il y a un instant
24:55de conflictualisation à tous les étages se produit,
24:58et on a envie d'annuler, de cancelliser,
25:01on a envie d'avoir une liberté d'expression totale, mais que l'autre n'en ait aucune.
25:05Et donc ce paradoxe que Monique décrit parfaitement bien,
25:09philosophiquement, s'exprime et fonctionne à plein régime.
25:13Et voilà un peu la situation,
25:15c'est-à-dire qu'il faut arriver à comprendre ce caractère séduisant
25:20des scénarios de l'autodétestation et des scénarios de la guerre.
25:25Comment les contrebalancer ?
25:27C'est un peu le projet du livre,
25:29c'est effectivement parvenir et essayer de faire émerger, réémerger,
25:32mais ce n'est pas un discours ancien,
25:34c'est de réinventer effectivement cette clé de boute qui nous appartient,
25:38qui est la clé de boute de la vie commune,
25:40ce désir de vie commune,
25:42qui fait très simplement que quand on vit avec les autres,
25:45on préfère débattre plutôt que de se battre,
25:48et que cette petite chose toute simple mérite d'être défendue et promue.
25:52Ce n'est pas forcément les philosophes qui viendront à ça,
25:55les philosophes peuvent peut-être donner la piste,
25:57mais il va falloir des scénaristes, des romanciers, des poètes,
26:01des artistes qui permettent de redonner de la chair à ce discours-là.
26:08Ça soulève des questions qu'on reposera tout à l'heure.
26:11Monique, je vous repose quelque part la première question que j'ai posée,
26:15mais à travers un présupposé différent que vous développez dans votre livre.
26:20Vous dites que la conversation citoyenne,
26:23en tout cas dans une certaine tradition libérale,
26:26mais largement vécue par nos sociétés,
26:28et précisément libérales d'une manière générale,
26:31repose sur le fait qu'il faut assurer la diversité des points de vue.
26:36C'était un grand principe justement pour aller vers une vérité.
26:39Il n'y a pas de vérité qui puisse naître d'un seul endroit, etc.
26:43C'est la pluralité des opinions qui permet de la construire progressivement.
26:47Évidemment, un libre accès à la parole le plus possible.
26:53Et vous dites que tout ça fonctionnait finalement très bien,
26:57tant qu'effectivement les interlocuteurs,
26:59qui étaient plus limités qu'aujourd'hui,
27:01parce qu'il y avait peut-être moins d'accès à la parole aussi,
27:04enfin des sociétés plus hiérarchisées en tout cas,
27:07partageaient une même culture.
27:09Mais aujourd'hui, et là je pense que vous introduisez une notion
27:12que Pierre-Henri développe aussi,
27:16les divergences d'opinion ont été remplacées
27:19par des clashes de catégories beaucoup plus substantielles,
27:22à un niveau logique beaucoup plus puissant,
27:25par des identités et des cultures différentes.
27:27Et là, quand on a dans un même espace
27:29des personnes qui déjà ne partagent pas,
27:31même pas forcément le même langage,
27:33même pas forcément d'identité et de culture différente,
27:35c'est beaucoup plus puissant,
27:37beaucoup plus violent et beaucoup plus méchant,
27:39j'ai envie de dire, que de simples différences d'opinion.
27:41Et donc là on bascule dans quelque chose
27:43qui devient incontrôlable.
27:45Donc je vous repose quelque part la même question,
27:47comment, alors même que de toute façon
27:49on est bel et bien ensemble,
27:51comment faire en sorte de retrouver cette clé de voûte,
27:53cette espèce de principe architectonique
27:55qui fait que tous ensemble,
27:57on arrive à faire tenir la clé de voûte,
27:59quand finalement ce ne sont plus des idées
28:01qui sont en cause,
28:03mais des identités et des cultures.
28:05Ça c'est une caractéristique du monde d'aujourd'hui,
28:07enfin les universités d'une certaine manière
28:09sont un très bon terrain d'observation,
28:11mais même la société dans son ensemble,
28:13il est évident que
28:15on ne développe pas des arguments
28:17à partir des identités,
28:19les arguments on les développe à partir des thèses
28:21et des thèses qui acceptent de recevoir des objections
28:23et d'être éventuellement refutées.
28:25Comment refuter une identité, ça n'a aucun sens.
28:27Donc il n'y a plus de commun à ce moment-là,
28:29il n'y a plus ce que Pierre-Henri appelle
28:31le lien social
28:33et la circulation des opinions.
28:35Il y a une caractéristique de plus en plus fort
28:37des sociétés contemporaines,
28:39c'est la tribalisation.
28:41Chacun dans sa tribu avec ses certitudes,
28:43en tournant rond avec les siens
28:45et une sorte de
28:47refus évidemment du débat,
28:49mais même une conviction intellectuelle fondamentale
28:51qu'il y a vraiment des idées
28:53dont il ne vaut pas la peine de discuter.
28:55Il n'y a plus de commun,
28:57il y a vraiment des idées dont il ne vaut pas la peine de discuter.
28:59Vous savez, peut-être il y a quelques années,
29:01l'éditeur
29:03des Atlantiques, qui était quand même
29:05une grande revue intellectuelle américaine,
29:07avait recruté,
29:09il s'appelait Jeffrey Goldberg,
29:11je crois,
29:13il avait recruté
29:15un Kyle Williamson
29:17qui est un éditorialiste
29:19connu pour sa prise de parole
29:21un peu transgressive,
29:23et il l'avait recruté précisément parce qu'il disait
29:25que pour quelqu'un qui pense out of the box,
29:27c'est bien, on a besoin de challenges,
29:29on a besoin
29:31de choses qui nous déstabilisent.
29:33Que fait Kyle Williamson ?
29:35Il écrit un article,
29:37un de ses premiers articles, où il dit qu'il y a peut-être
29:39un problème moral avec l'avortement.
29:41C'est vrai qu'après tout, comparé à un homicide,
29:43ce n'est pas une thèse absurde, et l'argument dans un sens
29:45et dans un autre, comme on fait d'ailleurs
29:47en philosophie analytique. Il y a toute une tradition
29:49en Angleterre surtout,
29:51de textes pour des contrats
29:53du moral sur cette question.
29:55Geoffrey Goldberg
29:57l'a licencié le lendemain.
30:01Un commentateur assez ironique
30:03a dit, c'est clair, il y a des idées
30:05qui ne vaut pas la peine de discuter, c'est-à-dire
30:07que Williamson a été licencié
30:09pour la raison même
30:11pour laquelle il a été recruté. C'est génial !
30:13Voilà la contradiction
30:15de nos sociétés. On a envie d'autre chose
30:17et on se retrouve à répéter
30:19les mêmes choses.
30:21Moi, si vous voulez, je le vois partout
30:23dans plusieurs jeunes générations,
30:25il y a quelques
30:27phénomènes archaïques,
30:29surtout nous trois, mais il y en a beaucoup dans la salle
30:31je crois aussi, qui
30:33sont pleins d'appétit et d'ardeur
30:35quand ils rencontrent un contradicteur.
30:37Et rien de mieux que rencontrer son diable.
30:39Enfin, on va pouvoir mettre à l'épreuve,
30:41comme disait John Stuart Mill, la qualité
30:43des arguments de son opinion.
30:45Et si on est réfuté, ce sera comme Russell
30:47quand Wittgenstein est venu le voir
30:49à Cambridge.
30:51Oh yes, my dear, you're right.
30:53Voilà, c'est tout. C'est comme ça qu'on règle
30:55les problèmes intellectuels. Il ne s'agit pas
30:57d'identité, de personnalité en cause.
30:59Enfin, quand on a misé toute sa vie sur
31:01une théorie, évidemment, le choc est dur.
31:03Quand on a choisi ce métier-là,
31:05il faut pouvoir l'accepter.
31:07Donc, il y a quand même,
31:09dans le monde
31:11intellectuel, une passion
31:13pour la discussion, être réfuté,
31:15trouver le meilleur argument,
31:17c'était véritablement quelque chose de très
31:19excitant. Maintenant, je conseille ce que j'appellerais
31:21d'ailleurs une forme de pessimisme
31:23historique, qui
31:25n'a aucun intérêt.
31:27Il n'y a rien à apprendre.
31:29De toute façon, on sait qu'on a raison, et que ce sont
31:31les uraniens ou je ne sais quoi, complètement
31:33à côté de la blague. Donc, il n'y a rien à apprendre
31:35à discuter avec quelqu'un qui n'est pas
31:37d'accord avec soi. Rien.
31:39J'appelle ça du pessimisme historique,
31:41parce qu'on renonce au premier
31:43élément de vivacité
31:45du débat, qui est
31:47l'élément de la contradiction et de l'affrontement.
31:49Donc, d'une certaine
31:51manière, on risque d'arriver à
31:53la situation que je redoute entre tous,
31:55c'est-à-dire la fin de la conversation humaine.
31:57Parce qu'une conversation, ça suppose
31:59de l'altérité, et plus il y a de l'altérité,
32:01mieux c'est. Alors, en plus, dans nos
32:03sociétés démocratiques libérales, l'altérité est
32:05quand même relativement limitée, puisqu'on est
32:07à juste titre, on exclut
32:09les injures, les prises à partie,
32:11et même les propos injurieux,
32:13précisément parce que
32:15d'une certaine manière, ils
32:17disqualifient l'interlocuteur.
32:19Au fond, tout peut être dit, sauf ce qui
32:21prive l'autre de parole et de capacité de
32:23répliquer.
32:25Ce que vous dites dans le livre, tous ces
32:27critères différents, accès à la parole, pluralité
32:29d'opinion, servaient à
32:31un grand but, qui était l'enrichissement de la
32:33conversation collective. Ça veut dire
32:35qu'aujourd'hui, finalement, on n'est plus intéressé
32:37parce que cette conversation soit enrichie,
32:39ou on ne croit plus qu'elle puisse être enrichie.
32:41Il y a une sorte de pessimisme fondamental
32:43qui rejoint ce que vient de dire Pierre-Henri.
32:45C'est vrai que moi, je me réclame
32:47de la tradition libérale,
32:49qui n'est heureusement pas à réduire au libéralisme
32:51économique, mais à cette grande idée libérale
32:53quand même que la société civile
32:55est autonome, d'une certaine manière.
32:57Comme le disait Pierre-Henri,
32:59elle a la capacité de s'autoréguler
33:01par des normes qui émergent,
33:03dans quelque sorte, d'explorer ses propres
33:05règles, et qui se perfectionnent au fur et à mesure
33:07que ça discute. Et au fond,
33:09il y a cette dimension, alors, de ce que
33:11John Swarmil a appelé le marché.
33:13Le marché, c'est d'abord le marché des idées.
33:15Évidemment, c'est le marché de l'échange des biens, ça va de soi,
33:17parce que pour une société de subsistrer...
33:19Il y a quelques grains qui circulent aussi.
33:21Il faut que ça circule, et ça, c'est très bon,
33:23le marché, parce que c'est le seul moyen
33:25de tester de la valeur des choses. Une idée
33:27complètement aberrante, si elle est mise sur
33:29la place publique, elle est rapidement
33:31désintégrée. Une marchandise
33:33qui ne vaut rien, si elle est mise
33:35sur la place publique dans l'échange libre
33:37en fossé, très vite, personne n'en veut,
33:39elle disparaît. Donc, c'est un révélateur
33:41d'une certaine manière de la valeur des choses,
33:43enfin, décrit de manière idéale.
33:45Évidemment, il y a toutes sortes de paramètres
33:47qui foncent en général
33:49ce fonctionnement idéal. Mais l'idée,
33:51en tant que telle, est très belle,
33:53et c'est d'une certaine manière ce qui
33:55un peu répond au problème que vous avez posé,
33:57c'est-à-dire la nécessité toujours d'être
33:59ensemble, parce qu'il n'y a pas de marché tout seul.
34:01Évidemment, il n'y a un marché que dans l'échange, et pour l'échange,
34:03il faut quelqu'un d'autre, et quelqu'un qui soit vraiment
34:05différent, par le même que soit, avec d'autres
34:07goûts, d'autres préférences,
34:09et au fond, c'est ça la base de la politique
34:11moderne, l'irréductible diversité
34:13des préférences, des opinions,
34:15des intérêts. Parce que c'est
34:17un certain... Alors, bon, les libéraux tentent
34:19d'avoir ça, c'est un donné humain,
34:21et l'art de la politique, c'est d'arriver à créer
34:23des compromis à vivre ensemble, justement,
34:25un accord profond sur les
34:27valeurs, d'arriver aussi
34:29à préserver la valeur de la
34:31transmission, parce que
34:33ce ne sont pas des sociétés sans histoire,
34:35il y a un acquis de tradition,
34:37de transmission, qui est un enrichissement,
34:39mais ça, c'est très important.
34:41Alors, juste, pourquoi est-ce qu'on en est là,
34:43aujourd'hui ? Ce n'est pas nouveau,
34:45les guerres religieuses entre protestants et catholiques,
34:47il n'y a pas beaucoup de discussions,
34:49ou même des idées qui circulent, quand même,
34:51en philosophie politique, et qui, étrangement, sont
34:53réactivées aujourd'hui.
34:55Bon, qu'on ferait tort,
34:57grand tort d'imputer à Saint-Augustin,
34:59enfin, quand même, pas tout à fait...
35:01Il y a des sociétés
35:03impures qui doivent constamment se purifier,
35:05alors, pas la violence interne,
35:07pas la confrontation à la guerre,
35:09ou alors, dans le schéme
35:11marxiste,
35:13c'était beaucoup plus utile que ça,
35:15mais dans la vulgaire communiste
35:17d'une sorte d'émancipation
35:19d'une classe qui est
35:21censée purifier l'ensemble de la société,
35:23on a des schémas comme ça,
35:25ce n'est pas, quand même, cocher
35:27qu'à cette époxie que ça...
35:29Comment ça prend une
35:31importance considérable
35:33aujourd'hui, au point qu'on...
35:35Même avec tout l'optimisme des libéraux,
35:37on finit par se dire, mais est-ce
35:39réversible ? Est-ce qu'on va revenir
35:41à l'étant antérieur ? A vrai dire, pour la fois,
35:43je ne suis plus sûre de cela, pour plusieurs
35:45raisons. Bon, la question des identités,
35:47qui est vraiment une obsession
35:49qui est de la
35:51guerre, de l'ordre d'une identité
35:53contre une autre, en effet,
35:55comme Pierre-Henri l'a remarquablement
35:57dit, mais aussi les moyens
35:59technologiques. Aujourd'hui, on ne peut pas
36:01faire un pas là-dessus.
36:03C'est très bien la discussion
36:05sur l'Agora, Socrate
36:07circulant sur la place publique à Athènes,
36:09c'est formidable, mais imaginez
36:11maintenant... Donc, il dit quelque chose, on n'est pas
36:13d'accord, on le contredit, puis
36:15ça progresse, ça discute,
36:17ça se dispute, et puis on se met
36:19d'accord, on avance ensemble.
36:21Mais aujourd'hui, imaginez quelqu'un qui est sur la place publique
36:23avec un mégaphone, parce que c'est ça
36:25les réseaux sociaux, à cause du système
36:27de hiérarchisation, de mise en valeur
36:29de certains messages. Certains messages
36:31sont souvent les plus émotionnellement chargés,
36:33et parfois les plus... Ils sont mis en avant,
36:35ils sont priorisés. Ils sont mis en avant et écrasent tous les autres.
36:37Celui qui va développer son argument
36:39rationnel de réfutation, je suis à peu près sûre qu'il
36:41sera à peu près... Jamais il n'arrivera
36:43en premier. Donc,
36:45imaginez sur la place publique la discussion
36:47avec quelqu'un qui a un mégaphone, on n'entend plus les
36:49autres. Il n'y a plus véritablement
36:51d'échange, d'égalité
36:53des points de vue.
36:55C'est quand même un élément qu'on ne peut pas
36:57négliger aujourd'hui.
36:59Alors évidemment, il y a des choses à faire, il y a des moyens
37:01de lutter contre ça, soit faire pareil avec
37:03les idées raisonnables,
37:05soit
37:07recréer, à l'intérieur des réseaux sociaux,
37:09mais il faudrait que
37:11dans les algorithmes de l'aléatoire, c'est-à-dire
37:13qu'on ne retombe pas toujours sur
37:15des messages qui permettent la
37:17confrontation de ces opinions, et pourtant
37:19on est confronté à des messages qui sont aléatoirement
37:21choisis, qui obligent
37:23à tempérer tout cela, toutes sortes
37:25de procédures de refroidissement qui
37:27empêchent cet effet de haut-parleur,
37:29mais encore plus
37:31futile. Alors là, on est peut-être dans l'utopie,
37:33parce que c'est parfaitement...
37:35Oui, justement, on est... L'algorithme est
37:37parfaitement conçu par des gens qui... Ce n'est pas à l'aléatoire,
37:39ni même à l'Europe, aux régulations, c'est aux citoyens,
37:41aux usagers de réagir.
37:43Cher Pierre-Henri, je pose une dernière
37:45question, et puis après on ouvrira une ou deux
37:47questions à l'Assemblée.
37:49Je reprends toujours la même question,
37:51mais à partir de ce que vous disiez,
37:53le bel idéal que vous nous proposez,
37:55c'est grandir et faire grandir.
37:59En même temps, là aussi,
38:01est-ce que, à une époque,
38:03ça repose sur une
38:05philosophie politique qui reposait sur l'individu,
38:07sur notamment l'autonomie de l'individu,
38:09les philosophes comme Kant, qui ont insisté
38:11sur l'idée de sortir de la minorité,
38:13etc., donc grandir et faire
38:15grandir en est une fleur
38:17tout à fait logique, possible et belle,
38:19mais à l'heure où, de toute façon,
38:21le marché des idées
38:23n'est plus sur les idées, mais sur
38:25les identités, sur les clashes, etc.,
38:27est-ce que grandir et faire
38:29grandir est un objectif perceptible
38:31par beaucoup de gens dans des sociétés qui deviennent
38:33complètement hétérogènes, et aussi
38:35avec, aujourd'hui, cette liberté
38:37de parler totalement horizontale,
38:39qui, à travers la technologie, fait qu'on ne parle même plus
38:41forcément aux gens qui sont autour de nous.
38:43C'est même plus sur l'environnement
38:45et sur le commun qu'on travaille.
38:47Peut-être qu'on parle à quelqu'un qui est à l'autre bout
38:49de la Terre, qui, de toute façon, ne vit même pas
38:51en contiguïté avec nous.
38:53Donc, grandir et faire grandir, est-ce que c'est encore
38:55possible à l'heure du numérique ?
38:59Que devient l'autonomie et le souci
39:01du bien commun à l'heure du numérique ?
39:03Est-ce que ce sont des objectifs qui sont perceptibles encore ?
39:05Alors, c'est un pari,
39:07mais je pense qu'il y a plusieurs indices
39:09qui témoignent du fait que c'est
39:11possible. D'une part, parce que ça correspond
39:13quand même à l'expérience
39:15commune, majoritaire,
39:17si on sort
39:19de la surface et de l'écume
39:21des choses. On est ici avec une des pages
39:23de l'écume des choses.
39:25Moi, j'ai l'expérience
39:27comme tout le monde,
39:29de faire des conférences
39:31à l'étranger sur des sujets. Je me souviens
39:33d'un plantage absolu
39:35d'une conférence en Chine sur la crise de l'autorité.
39:37Personne ne comprenait pourquoi
39:39il n'y avait pas un problème.
39:41Le flop avait été absolu.
39:43Mais, en revanche,
39:45il y a un truc qui marche à tous les coups, c'est
39:47pour vous, c'est quoi être adulte ?
39:49Alors ça, c'est extrêmement spectaculaire
39:51quand on pose la question
39:53à quel âge vous êtes-vous
39:55senti adulte ? Est-ce que vous
39:57vous sentez adulte ? Et à quel âge vous êtes-vous senti adulte ?
39:59Moi, j'ai été extrêmement frappé
40:01dans des contextes extrêmement
40:03différents, sociaux,
40:05culturels.
40:07À chaque fois, il y avait
40:09des gens qui avaient réfléchi à la question
40:11et qui apportaient une réponse
40:13remarquablement convergente
40:15qui consistait,
40:17je vais le faire vite, on pourrait faire l'expérience ici
40:19si on avait le temps.
40:21Un, trois moments,
40:23alors les gens disent, non, je ne me sens pas adulte.
40:25Et je leur dis, mais pourquoi ?
40:27Vous ne vous sentez pas adulte ? Parce que je lutte deux mois ?
40:29Parce que je ne suis pas sûr ?
40:31J'ai envie de garder.
40:33Je dis, mais ça, le jeune, il ne doute pas de lutter.
40:35Le jeune, il n'a aucun problème.
40:37Il sait exactement ce qu'il fait.
40:39Il est tout puissant, omniscient.
40:41Donc, si vous doutez,
40:43c'est que vous êtes adulte, au contraire.
40:45C'est d'une certaine façon une réflexion.
40:47À quel moment ? Alors, en général,
40:49les gens disent, sur le plan expérimental,
40:51c'est souvent la naissance du premier enfant
40:53qui est le marqueur le plus général.
40:55Mais tous les adultes ne sont pas parents
40:57et tous les parents ne sont pas adultes. Donc il faut se méfier
40:59avec cette expérience.
41:01Il y a le travail,
41:03il y a parfois aussi le sentiment d'avoir vécu un échec,
41:05quelque chose d'un peu douloureux, le deuil des parents.
41:07Enfin, il y a toute une série d'expériences.
41:09Mais on les retrouve dans le monde entier.
41:11Et puis, quand on creuse un peu philosophiquement,
41:13il y a trois mots qui reviennent systématiquement.
41:15Il y a le mot expérience,
41:17il y a le mot responsabilité,
41:19il y a le mot autonomie.
41:21Ce qui crée un petit système de sagesse absolument extraordinaire.
41:23L'expérience, c'est le rapport au monde.
41:25La responsabilité, c'est le rapport aux autres.
41:27Et l'autonomie, c'est le rapport à soi.
41:29Et après, si on creuse encore plus,
41:31on s'aperçoit que l'expérience visée,
41:33c'est que j'ai suffisamment expérimenté pour être capable
41:35de faire face à ce que je n'ai pas expérimenté.
41:37Responsabilité, ce n'est pas la responsabilité
41:39de ses actes.
41:41L'enfant sait exactement ce que c'est.
41:43Quand il fait une bêtise, il va se cacher, donc il n'a aucun problème.
41:45Il a compris le concept.
41:47La responsabilité de l'adulte, c'est la responsabilité pour
41:49le truc, comme dit Lévinas.
41:51C'est-à-dire la responsabilité de celui
41:53qui se dit, à un moment donné, je me suis construit,
41:55ça y est,
41:57je ne vais pas me déconstruire tout de suite,
41:59je vais aider les autres à se construire.
42:01Et c'est le moment où on devient,
42:03effectivement, on se sent adulte, c'est-à-dire grandir
42:05et faire grandir, parce qu'on devient grand
42:07en faisant grandir les autres.
42:09Et puis l'autonomie, c'est le moment où,
42:11un peu réconcilié avec le monde par l'expérience,
42:13un peu avec les autres, ou avec quelques autres
42:15par la responsabilité, on arrive un tout
42:17petit peu à se réconcilier avec soi
42:19sans être content
42:21de soi forcément, puisqu'il y a encore plein de choses
42:23à faire. Ça,
42:25c'est très expérimental, mais
42:27vraiment, je ne vois aucune
42:29sagesse qui n'ait fait
42:31l'économie de ça. C'est pour ça que le projet
42:33philosophique
42:35éduquer l'adulte
42:37comme projet philosophique, ce que
42:39disait Pierre Radeau, l'éducation
42:41des adultes, je m'y retrouve parfaitement parce que
42:43c'est vraiment quelque chose. Donc, ce qui me rend optimiste,
42:45vraiment, ce qui me rend optimiste,
42:47c'est que ce projet
42:49de grandir et faire grandir, il est
42:51pardon, du mot
42:53universel. C'est un gros mot, je sais,
42:55mais bon, je l'utilise quand même.
42:57C'est universel. Il correspond
42:59à 80% de l'expérience commune.
43:01Il n'est pas très aimé
43:03des intellectuels et des philosophes qui insistent
43:05davantage sur la conflictualité,
43:07mais ça, je trouve que c'est un bon
43:09argument en ma faveur.
43:11Et puis, je trouve qu'il est
43:13attesté. Si on regarde
43:15les sept piliers de la convivialité que j'essaie de décrire,
43:17on le retrouve
43:19d'abord dans le manger,
43:21ensemble. On mange ensemble pour partager.
43:23On le retrouve dans le couple.
43:25En fait, un couple qui fonctionne, c'est un couple où
43:27c'est très difficile, où on
43:29accepte de grandir et de vieillir ensemble.
43:31Après, pas forcément avec la même personne, ça peut varier,
43:33mais en tout cas, c'est ça le projet. La sexualité,
43:35ça aussi, c'est
43:37le travail.
43:39Travailler avec des adultes, faire
43:41émerger les adultes. La vie commune,
43:43le débat. Si on débat
43:45au fond, et c'est ce qu'on fait ici, c'est pas
43:47pour avoir raison. C'est, comme le disait
43:49parfaitement Monique, parce qu'on a
43:51envie de se confronter et qu'on n'est pas sûr de soi.
43:53On a envie d'approfondir, on a envie de tester.
43:55Donc, je trouve que
43:57quand on réfléchit de manière simple
43:59à notre expérience vécue,
44:01c'est vraiment ça qui se dégage de manière
44:03incontestable. Après,
44:05il faut arriver à en prendre conscience.
44:07Et c'est vrai qu'aujourd'hui,
44:09aussi bien la technologie que le monde intellectuel,
44:11c'est pas très sexy
44:13de dire ça. C'est pas
44:15très séduisant, paradoxalement.
44:17La paix n'est pas séduisante.
44:19On préfère la guerre. La paix
44:21donne plus de sens.
44:23On a l'impression d'être plus profond.
44:25Ça aussi, le philosophe
44:27est viscéralement pessimiste.
44:29Parce que si le monde allait bien,
44:31ça ne servirait à rien de sacrifier
44:33sa vie aux idées.
44:35Voilà. Si le monde allait bien.
44:37Donc, il faut que le monde aille mal pour que
44:39la vie du philosophe ait un sens. Moi, je pense
44:41exactement au contraire. Je pense que le but de la philosophie,
44:43je crois que Monique partage aussi
44:45en quelques-uns, c'est justement d'essayer
44:47de clarifier l'expérience vécue,
44:49pas d'inventer des concepts,
44:51pas d'inventer des notions face
44:53à la philosophie. C'est juste d'essayer de comprendre
44:55ce qui nous arrive et
44:57comprendre ce qui nous arrive, c'est ça.
44:59C'est de retrouver cette clé de voûte
45:01qu'on cherche là-haut, qu'on cherche avant, qu'on cherche
45:03demain et qui est déjà là.
45:05Il suffit juste de la faire vivre.
45:07Merci. Alors, j'aurais une question sur la clé
45:09de voûte parce qu'on va
45:11laisser la
45:13parole à la salle. Peut-être encore,
45:15je regarde l'heure, 8h moins 10.
45:17Je vais me tenir mes promesses.
45:19Peut-être une ou deux questions parce qu'après,
45:21il y a un temps de signature
45:23et puis on va laisser
45:25chacun repartir.
45:27Donc, oui. Monsieur a parlé d'universel.
45:29Je voudrais réaffirmer
45:31par rapport à ce que dit Madame
45:33l'article 18 de la déclaration universelle
45:35des droits de l'homme de 1948
45:37qui dit que nous
45:39avons le droit d'exprimer
45:41nos convictions sur la place publique.
45:43Donc,
45:45l'interprétation de ce que j'appelle
45:47la laïcité d'obscurantisme,
45:49en théorie, veut confiner ça
45:51à la sphère privée. Mais elle est
45:53réfutée par la DVDH.
45:55Je pense qu'il faut
45:57affirmer que la France
45:59a signé ceci et que nous avons la liberté
46:01d'exprimer nos convictions
46:03sur la place publique. En toute fait...
46:05Oui, tout à fait.
46:07À condition qu'elle ne soit pas...
46:09Evidemment qu'elle n'aimerait
46:11ne remettre pas en cause la capacité
46:13des autres de parler, ni
46:15leur commun. Vous voyez,
46:17sur le premier point,
46:19on a quand même de très nombreux exemples
46:21où
46:23certains propos
46:25réduisent véritablement
46:27l'autre au silence. Il y a toute une
46:29théorie, pour ceux qui s'intéressent aux aspects
46:31linguistiques, du problème
46:33de la liberté d'expression, parce qu'il y a quand même
46:35un aspect un peu technique. On parle avec des mots,
46:37mais pourquoi les mots font mal ?
46:39Les mots, c'est pas...
46:41Ils ne devraient pas avoir des faits
46:43causaux, donc pourquoi certains mots font
46:45si mal ?
46:47Il y a énormément de théories pour essayer d'expliquer
46:49cela.
46:51Et
46:53en particulier, et il y a
46:55certains d'ailleurs qui disent que les mots
46:57ne peuvent pas avoir d'effet causal.
46:59En conséquence, il n'y a qu'une
47:01seule chose à faire quand on est insulté
47:03ou injurié, c'est, ça c'est
47:05une tradition anglo-américaine, speak
47:07back. Il n'y a qu'à répondre.
47:09Mais,
47:11alors sur le papier, c'est formidable, ce serait
47:13très bien. Simplement, imaginez
47:15quelqu'un qui vous adresse
47:17une injure raciale,
47:19vous vous sentez atrocement visé,
47:21vous n'allez pas évidemment
47:23déployer un argument philosophique et
47:25fortement argumenté en toute rigueur pour montrer
47:27qu'il a tort. Il n'y a même plus l'énergie pour le faire.
47:29Il ne s'agit plus du tout de cela.
47:31Parce que le propos, il y a toute une théorie
47:33linguistique sur les injures raciales,
47:35c'est très intéressant, parce que les injures
47:37raciales, au fond, je ne vais pas
47:39prendre quelques exemples parce que ça assombrirait
47:41l'atmosphère, mais elles ont en général
47:43toutes un contenu descriptif
47:45correspondant. On ne sait pas bien ce que ça veut dire.
47:47Ça s'adresse à ce type de personnes
47:49et pas à tel autre. Donc on pourrait le remplacer
47:51par un mot qui ne serait pas injure, simplement
47:53descriptif. Alors qu'est-ce qu'ajoute
47:55injure raciale ?
47:57Elle ajoute la haine, c'est tout.
47:59Elle ajoute quelque chose de l'ordre de
48:01d'une certaine
48:03manière, la disqualification
48:05de l'autre comme interlocuteur.
48:07Et qui porte à
48:09deux niveaux. D'une part, évidemment, il y a
48:11tous les états émotionnels qui font que la personne n'est pas
48:13en état de répondre. Ça, c'est assez connu.
48:15Mais il y a quelque chose de beaucoup
48:17plus profond,
48:19développé dans mon livre, en tout cas, parce que
48:21ça a été développé par des linguistes américaines,
48:23mais sans beaucoup de relais en France.
48:25C'est que, d'une certaine manière, même la personne
48:27qui dirait, mais non, vous vous trompez.
48:29Vous avez tort de dire ça.
48:31Je vais vous montrer pourquoi.
48:33Ce qu'elle dirait
48:35ne serait pas reconnu
48:37comme une parole.
48:39Ce ne serait pas reconnu
48:41comme une parole.
48:43Et comme dans certaines circonstances, d'ailleurs, pour
48:45prendre un exemple, on parle beaucoup,
48:47mais il est vrai que dans certaines circonstances,
48:49là,
48:51plutôt dans une période plus
48:53ancienne, quand une femme disait
48:55non, le nom n'était pas reconnu
48:57comme un nom. Il n'était pas reconnu
48:59pour ce qu'il était.
49:01C'est ça, le problème
49:03des mots qui
49:05réduisent l'autre au silence.
49:07Ils font mal, bien sûr, mais
49:09il y a des choses désagréables
49:11qu'il faut accepter d'entendre,
49:13mais ils font mal d'une façon très particulière
49:15qui consiste à nier la capacité de répliquer.
49:17De même, sur
49:19l'ordre public et l'autre mythe,
49:23il suffit de regarder
49:25quelques décennies en arrière les effets
49:27de la propagande, que ce soit
49:29pendant la période nazique,
49:31lorsque la radio
49:33d'Emile Colline
49:35diffusait ses messages de haine
49:37à l'égard des Tutsis.
49:39Il est évident qu'un
49:41message de ce type
49:43raciste, injurieux à l'égard de
49:45certains groupes, à force d'être
49:47répété, finit par changer
49:49le paysage normatif.
49:51C'est-à-dire le seuil de ce qui était
49:53acceptable change.
49:55Ce qui était d'abord intolérable,
49:57tout le monde s'indignait, c'est pas possible
49:59d'entendre ça, ensuite provoque
50:01agacement, ensuite provoque
50:03l'ennui,
50:05et puis après on détourne
50:07le regard. Et ça, c'est des choses
50:09qui ont été parfaitement étudiées, qui sont d'ailleurs
50:11révélées par l'histoire.
50:13Donc là encore, l'impact
50:15des mots, le véritable impact des mots
50:17est incontestable.
50:19D'où la nécessité,
50:21si vous voulez, que cette expression des opinions
50:23sur la peste publique puisse être
50:25encadrée par
50:27ce type de considération,
50:29mais par ailleurs, tout en gardant, évidemment,
50:31l'engagement. La liberté de parler
50:33soit aussi grande que possible.
50:35Juste un petit point sur ce dernier point. Il y a une très vieille
50:37pensée rabbinique qui dit, sur le problème
50:39de l'antisémitisme, c'est le poids des mots,
50:41le désir de heurter, etc.
50:43C'est très efficace
50:45parce que quelque part, ça
50:47refroidit le bain de l'antisémitisme
50:49pour l'antisémite suivant, c'est-à-dire que
50:51la température...
50:53C'est très vrai, on change le paysage
50:55normatif, ça fait mal
50:57à une personne en particulier, mais quelque part,
50:59on change le paysage normatif aussi
51:01à travers ces assauts répétés.
51:03Cher Pierre-Henri, vous vouliez
51:05réagir sur le... Ce sera peut-être
51:07du coup la dernière intervention
51:09parce que je pense qu'un bon débat, c'est un débat qui génère
51:11un peu de frustration, donc
51:13on va s'arrêter avec...
51:15Il n'y a que des bons débats.
51:17Une réponse sur cette question de laïcité,
51:19parce que je pense que c'est intéressant de voir aussi les deux modèles.
51:21Une petite histoire, une petite anecdote.
51:23Un jour, dans un amphi
51:25de 2003 à la Sordogne, il y a un étudiant américain
51:27qui me pose une question sur la laïcité.
51:29Laïcité à la française, moi j'y comprends rien.
51:31Manifestement, il l'accusait un peu
51:33d'être un peu discriminatoire
51:35à l'égard des minorités
51:37et des religions. Et je savais
51:39qu'il venait du Texas, c'était vraiment un bon étudiant.
51:41Donc, comme je savais qu'il venait du Texas,
51:43je lui ai présenté cette image
51:45en disant, voilà, dans les westerns américains,
51:47il y a deux types de saloon.
51:49Le saloon dans lequel vous rentrez,
51:51il est écrit, veuillez déposer votre colt
51:53avant de rentrer dans le saloon.
51:55Et puis, il y a un deuxième saloon juste à côté,
51:57vous pouvez rentrer dans le saloon avec votre colt,
51:59mais chacun un colt.
52:01Eh bien, c'est les deux modèles de la laïcité
52:03à la française et de la laïcité
52:05à l'anglo-saxonne.
52:07Vous remplacez colt par religion, par conviction,
52:09par identité. Dans le modèle français,
52:11quand on rentre dans l'espace public
52:13de façon générale,
52:15on laisse un peu de son identité
52:17à l'entrée pour être en contact
52:19avec les autres. On la récupère
52:21en ressortant.
52:23Dans le modèle anglo-saxon,
52:25on rentre avec son identité, sa croyance, sa religion,
52:27et puis on considère que le libre marché
52:29va faire la jolie concurrence
52:31et ça va s'harmoniser.
52:33Les deux modèles ont leurs avantages
52:35et leurs inconvénients.
52:37L'avantage du modèle français,
52:39c'est qu'il y a une place publique, une république
52:41où chacun arrive en étant
52:43ouvert à l'égard des autres,
52:45où il y a un petit renoncement à soi.
52:47Le modèle anglo-saxon,
52:49on ne renonce à rien et on considère
52:51que les choses vont s'harmoniser.
52:53Le problème, c'est ce qu'on appelle le communautarisme.
52:55Quand tout va bien,
52:57les deux modèles sont équivalents.
52:59Mais quand celui qui rentre
53:01dans le salon ne vient pas avec un colt,
53:03mais avec un bazooka ou avec un tank,
53:05là, le modèle français
53:07est plus performant.
53:09Je trouve qu'on est dans cette situation paradoxale,
53:11parce que le modèle français est très décrié,
53:13mais où, en effet, aujourd'hui,
53:15l'islamisme
53:17et le fondamentalisme général
53:19arrivent dans l'espace public, pas avec l'intention
53:21de dire, attendez, laissez-moi m'exprimer.
53:23C'est juste, on va vous dégommer.
53:25On va détruire le système.
53:27Ce n'est pas moi qui l'invente.
53:29C'est écrit noir sur blanc.
53:31Et donc là, on a une affaire
53:33qui est vraiment beaucoup plus sérieuse.
53:35Et c'est vrai que,
53:37de ce point de vue-là,
53:39le monde anglo-saxon, et notamment Londres,
53:41a été le lieu d'accueil
53:43des vétérans d'Afghanistan
53:45qui ont, très explicitement,
53:47sur la place publique, dit, on va vous détruire.
53:49Et les services
53:51qui ont reçu le nom étaient tout à fait
53:53naïfs là-dessus pendant très longtemps.
53:55Et paradoxalement,
53:57c'est aussi dans ces pays
53:59que les émeutes anti-émigrés ont lieu.
54:01Pas en France.
54:03Parce que, précisément,
54:05les tensions communautaires
54:07et le caractère hermétique des communautés afghanes
54:09c'est que, quand ça se passe mal,
54:11ça se passe très très mal.
54:13Donc je trouve que, voilà,
54:15partant calme, les deux modèles se valent.
54:17Partant de tempête
54:19et on y est rentré, ce modèle
54:21précisément de dire, on rentre
54:23dans la place publique en abandonnant
54:25un petit peu de soi pour le récupérer après,
54:27c'est pas un renoncement définitif,
54:29simplement, ouverture aux autres,
54:31accueil de...
54:33ça, je trouve que c'est plus
54:35performant dans un cadre régulé
54:37qui, effectivement, fait que
54:39ce discours antagoniste
54:41et explicitement antagoniste,
54:43on peut le mettre à distance.
54:45C'est pour ça que, par rapport à cette formulation,
54:47je suis pas un grand fanat de la déclaration
54:49universelle des droits de l'homme, je préfère la française.
54:51J'ai un côté un peu nationaliste de 1780.
54:53Je trouve qu'elle est vraiment mieux
54:55formulée à tous égards,
54:57plus sobre,
54:59plus structurée, plus cohérente.
55:01Je suis pas un grand fanat de cette formulation
55:03parce qu'elle ouvre
55:05plein d'ambiguïtés.
55:07Je suis, de ce point de vue-là,
55:09je suis français.
55:11Chers amis, vous avez eu
55:13une petite idée de la qualité
55:15des débats à venir le 19 juin.
55:17Je pense qu'on peut vraiment chaleureusement
55:19remercier nos intervenants.
55:21Venez les écouter.
55:23Vous pouvez acquérir
55:25vraiment leurs ouvrages, évidemment,
55:27si vous ne l'avez pas encore fait. Je ne sais pas où ça se passe.
55:29C'est à la caisse, d'accord.
55:31Très bien. En tout cas,
55:33merci beaucoup.