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  • 07/02/2023
Kirill Serebrennikov, réalisateur, est l'invité de 7h50 pour son film "La Femme de Tchaïkovski".

Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50

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Transcription
00:00 Bonjour Kirill Serebrennikov !
00:02 Bonjour !
00:03 Merci d'être avec nous ce matin.
00:04 C'est à vous !
00:05 Vous êtes un grand réalisateur et metteur en scène russe, mais je précise que vous
00:08 avez quitté votre pays depuis le début de la guerre en Ukraine.
00:11 Vous vivez aujourd'hui à Berlin depuis presque un an, où vous poursuivez votre impressionnante
00:16 carrière artistique.
00:17 En attendant votre Limonov adaptation ciné du livre d'Emmanuel Carrère et votre Mengele
00:23 adaptation du livre d'Olivier Guez, décidément vous aimez les écrivains français, vous
00:28 êtes là ce matin pour La femme de Tchaïkovski, un film visuellement époustouflant, somptueux,
00:35 sombre, qui nous plonge dans la passion folle, dévorante, d'une femme pour un homme qui
00:40 ne l'aime pas et qui ne l'aimera jamais dans le désastre de leur mariage et le destin
00:45 tragique de cette femme.
00:46 Vous vouliez réaliser depuis des années un film sur Tchaïkovski, sur le compositeur
00:50 dont vous êtes absolument obsédé, vous êtes fasciné par lui, vous connaissez sa
00:54 vie jour par jour et finalement vous faites un film sur sa femme.
00:58 Pourquoi ce choix ?
00:59 En fait, effectivement, pendant de très nombreuses années, j'ai essayé d'étudier
01:07 l'univers de Tchaïkovski.
01:09 Parce qu'il y a l'univers Marvel et puis il y a l'univers Tchaïkovski.
01:14 Et j'ai toujours dit en fait que c'est effectivement le compositeur russe le plus
01:20 connu dans le monde, mais en fait c'est quelqu'un dont on ne connaît absolument pas la vie.
01:25 Et donc je pense que je continuerai aussi de faire des films sur Piotr Ilyitch Tchaïkovski,
01:33 mais j'ai commencé effectivement par ce regard extrêmement particulier, par cette
01:38 optique en fait, ce regard justement sur lui porté par quelqu'un d'autre parce
01:43 que effectivement presque personne ne sait qu'il y avait une femme, qu'il était
01:47 marié, personne ne le savait cela.
01:49 Et donc c'est pour cela que moi ça m'a paru intéressant de parler de cette histoire
01:55 complètement tragique, de cet amour impossible et de cette folie, folie inspirée par l'amour,
02:04 par la musique et puis cette impossibilité de s'approprier cet homme.
02:08 Il y a juste une anecdote invraisemblable sur la jeunesse de ce film en 2014.
02:13 Donc il y a presque 10 ans, vous présentez au ministre russe de la culture votre projet
02:17 de film sur Tchaïkovski, au moment où vous vouliez faire sur le compositeur, et là
02:21 il vous répond "Tchaïkovski n'était pas homosexuel, vous n'êtes pas autorisé
02:25 à le laisser penser dans votre film, nous avons besoin d'un film sur Tchaïkovski
02:29 hétérosexuel".
02:30 C'est fou ! Alors que c'est totalement connu le fait qu'il était homosexuel.
02:35 Ce n'était pas le thème important de savoir quelle était la vie privée de Tchaïkovski,
02:45 ce n'est pas ça qui m'intéressait, mais pour moi ce que j'ai trouvé absolument
02:49 repoussant, rebutant, c'était que ce soit une commande propagandiste de l'État,
02:59 parce que quand on nous dit que tu as une équipe de tournage et un metteur en scène
03:05 que vous devez faire comme si, comme si, comme si et pas comme ça, et surtout pas
03:09 comme vous le souhaitez, je trouve ça vraiment stupéfiant, je trouve que c'est comme
03:16 si le mensonge devenait l'idéologie de la propagande majeure de l'État.
03:24 Et donc c'est pour cela que nous avons rendu l'argent qu'on nous avait donné,
03:30 et puis pendant quelques années je n'ai donc pas tourné sur Tchaïkovski quoi que
03:37 ce soit.
03:38 Et c'est cette femme de Tchaïkovski, Antonina Miljoukova, c'est une jeune apprentie
03:41 pianiste qui tombe amoureuse du compositeur lors d'une soirée mondaine.
03:45 Elle lui écrit ensuite des lettres passionnées et lui propose de l'épouser.
03:48 Tchaïkovski va dire non d'abord, puis ensuite il va finir par accepter en voyant
03:52 dans ce mariage d'abord une solution à ses problèmes financiers, il croit qu'elle
03:55 est assez riche, et ensuite la couverture idéale pour cacher son homosexualité dans
03:59 la haute société russe.
04:00 Mais entre ces deux êtres, il n'y aura que douleur, violence et malentendu.
04:04 Vous dites dans le dossier de presse que c'est un film sur l'amour, n'est-ce
04:07 pas un film sur la haine plutôt ?
04:09 Oui, effectivement, dans une certaine mesure c'est un film sur l'amour.
04:15 Imaginez-vous en fait que Tchaïkovski écrit son opéra « Eugène Onegin ».
04:20 Comme vous le savez, Tatiana Larina, elle écrit à Onegin une lettre complètement
04:28 enflammée et donc il lui répond.
04:30 Et donc c'est comme ça que débute cette histoire à la fois triste qui est dans le
04:37 poème de Pushkin.
04:38 Ici en fait Tchaïkovski quand il s'est mis à travailler sur cet opéra, il reçoit
04:43 la même lettre en fait que celle que Tatiana avait écrite à Pushkin.
04:46 Et donc évidemment ça lui est particulièrement intéressant d'aller voir cette fille pour
04:50 savoir à quoi elle ressemble cette Tatiana-là dans la vraie vie.
04:54 C'est vraiment des observations purement artistiques.
04:57 Et effectivement il est assez impressionné par elle et il se demande pourquoi il ne devrait
05:03 pas commencer une vraie vie, une vie normale parce que lui en tant qu'artiste ce qui
05:09 l'embêtait véritablement c'était les rumeurs qui couraient sur son compte parce
05:12 que cet espèce de désir en fait va sans doute arriver en contradiction avec cet idéal
05:24 de la musique qu'il avait l'impression en fait que c'était Dieu qui lui aspirait
05:29 cette musique.
05:30 Et finalement ces petites passions risquaient évidemment de venir en contradiction avec
05:36 ce que Dieu lui apportait.
05:37 Donc il voulait se débarrasser en fait de cette partie de lui-même qu'il n'aimait
05:41 pas.
05:42 Et donc c'est pour ça qu'il a fait ce pas en fait, un pas fatal à la fois pour
05:48 elle, l'antanime le commun, mais aussi pour lui parce que c'est aussi pendant une
05:53 grosse partie de leur vie ces deux personnes ont été en dépression mais simplement
05:59 il arrivait lui quand même à rester un grand compositeur.
06:04 Elle malheureusement est partie évidemment dans cette folie.
06:09 - Effectivement et Antonina refusera toujours d'accepter l'homosexualité de Tchaïkovski,
06:13 elle continuera jusqu'au bout à penser qu'il l'aime et elle répète à qui veut
06:16 l'entendre "je suis la femme de Tchaïkovski, je suis la femme de Tchaïkovski" alors
06:20 que très vite il va la rejeter.
06:21 Vous décrivez parfaitement le basculement progressif de cette femme, de l'idéalisme
06:26 un peu romantique, un peu naïf au début, jusqu'à l'obsession fanatique, irrationnelle
06:31 et enfin à la folie absolue.
06:33 - Oui, effectivement c'est une combinaison très intéressante, vous avez tout à fait
06:39 raison parce qu'il y a là une certaine naïveté mais il y a aussi un égo complètement
06:48 passionné, ce véritable désir de posséder la personne que vous avez choisie et donc
06:55 cette possession la rend, ou plutôt le désir de posséder la rend extrêmement contemporaine
07:03 d'ailleurs, elle est très forte et moi je ne voulais surtout pas qu'elle soit victime
07:07 parce qu'aujourd'hui ce n'est pas du tout l'époque où les femmes aujourd'hui doivent
07:13 être des victimes, les femmes aujourd'hui elles sont actives, elles agissent et aujourd'hui
07:18 d'ailleurs on voit dans le film qu'Antonina, elle agit.
07:20 - Oui, alors elle n'est pas victime, vous dites, elle est victime et orgueilleuse aussi,
07:25 elle est victime et elle lève la tête, elle est pathétique et elle est sublime, elle
07:30 est victime et elle est violente elle-même.
07:32 Elle est un vrai personnage de roman russe en fait.
07:36 - Effectivement, puisque vous dites, j'essaie de confirmer effectivement l'idée que les
07:44 gens ne sont pas univoques en fait parce qu'on est tous particuliers, parce qu'on est effectivement
07:51 des créatures particulières, tous, donc on est et donc la vie est complexe et donc
07:57 il n'y a pas de réponse simple, alors qu'on aimerait bien évidemment en avoir, on est
08:01 comme les enfants, on voudrait cette simplicité, malheureusement on ne peut pas trouver ces
08:06 réponses-là.
08:07 - Vous montrez un Tchaïkovski dur, égoïste, narcissique, insensible à elle, l'humiliant
08:11 tout le temps, est-ce qu'il était si cruel que ça ?
08:13 - Tchaïkovski est un vrai artiste, l'important en fait pour lui c'était qu'il ne pensait
08:22 qu'à sa création, à sa musique, c'était la seule chose qui l'importait, c'était
08:28 tout ce qui pouvait gêner justement son processus créatif et son agression, évidemment ce
08:37 n'était pas dirigé que contre elle, forcément elle ne comprenait pas ce dont il avait besoin
08:43 lui, lui en fait il était contre tout ce qui pouvait l'empêcher d'écrire sa musique,
08:48 lui c'était un véritable serviteur du sublime en fait, il essayait de créer autour de lui
08:54 les bonnes circonstances pour qu'il puisse travailler et malheureusement évidemment
08:58 il n'y arrivait à y parvenir que par des efforts qu'on peut évidemment interpréter
09:06 comme étant de l'agression.
09:07 - La sexualité a une part importante dans le film, Antonina bascule progressivement
09:10 dans une frénésie sexuelle, à la toute fin de sa vie apparemment elle deviendra complètement
09:14 nymphomane, la pulsion sexuelle, le corps, la chair, le sang, les odeurs, il y a tout
09:20 cela dans votre film, il y a tout cela chez les deux, chez Tchaïkovski et chez sa femme,
09:24 vous montrez deux êtres mûs dévorés par leur désir contraire.
09:28 - Ici en fait vraiment je suis les lettres et en fait les journaux intimes qu'elle a
09:38 écrits parce que je dois vous dire que le film a été comme source, le livre de Monsieur
09:45 Sokolov par exemple qui a réuni toutes les lettres, tous les souvenirs sur elle, les
09:49 souvenirs d'elle et donc c'était très important pour moi de montrer qu'il y avait
09:54 des textes que j'allais dire documentés pour pas dire documentaires de manière à
09:58 ce que ce ne soit pas que ma fantaisie à moi mais effectivement elle était complètement
10:03 prise par des passions nymphomanes, elle avait l'impression qu'en fait tout le monde
10:07 avait envie d'elle, que tout le monde allait effectivement peut-être même la violer,
10:11 que tous les hommes n'avaient qu'une envie c'était de la voir pour eux mais qu'en
10:15 fait malheureusement elle n'avait pas l'attention de celui qui justement aurait dû venir de
10:21 son mari Piotr Tchaïkovski.
10:22 - Vous dites dans le dossier de presse que la situation des femmes en Russie était finalement
10:27 pire que celle des hommes homosexuels au 19e siècle, il y avait comme une tolérance
10:32 pour les homosexuels à la fin du 19e siècle en Russie, en revanche les femmes étaient
10:35 vraiment discriminées.
10:37 Aujourd'hui en Russie être homosexuel en revanche est un immense problème, c'est
10:42 impossible quasiment pour les autorités.
10:44 - Aujourd'hui en fait, d'abord commençons par le commencement, et aujourd'hui c'est
10:50 absolument impossible de montrer ce film en Russie compte tenu de toutes les lois qui
10:54 ont été prises depuis quelques années, parce que toutes les lois qui pourraient concerner
10:59 évidemment la propagande homosexuelle, notamment les députés par exemple sont absolument
11:05 sûrs qu'il faut surtout pas montrer ça parce que dès qu'il y a une...
11:11 Vous savez les dernières lois en fait disent qu'il faut surtout rien montrer de tout ça,
11:18 tous les gens, tous les enfants risqueraient de devenir homosexuels si on devait leur montrer
11:22 justement ces films là.
11:23 Et donc à Saint-Pétersbourg il y a un festival qui s'appelait Arc-en-Ciel et qui a été
11:29 annulé parce que comme l'arc-en-ciel c'est le symbole justement des LGBT, il fallait
11:33 absolument interdire ce festival là parce que ça risquait de mener au fait que tout
11:38 le monde devienne gay, mais c'est complètement dingue, c'est complètement fou et donc je
11:42 pense qu'effectivement du temps de Tchaïkovski l'approche vers l'homosexualité était beaucoup
11:48 plus tolérante et beaucoup plus normale envers les gays en Russie et ils n'étaient pas aussi
11:54 stigmatisés qu'ils le sont aujourd'hui.
11:56 Ça vous met en colère qu'un film russe, d'un réalisateur russe sur un compositeur
12:01 russe ne sorte pas en Russie ?
12:03 Mais qu'est-ce que je peux faire ? En fait on va attendre d'autres temps, on va attendre
12:10 une autre époque quand toutes ces personnes là, les metteurs en scène, les musiciens,
12:15 tout le monde se retrouvera un jour en Russie.
12:18 J'espère qu'un jour ce jour arrivera et si un jour ce film est montré ce sera un
12:23 signe des changements dans ce pays.
12:25 Ce sera après Poutine quoi ?
12:26 Sans nul doute.
12:29 Un an après le début de la guerre en Ukraine, quel sentiment vous traverse Cyril Serebrennikov ?
12:33 Est-ce que vous êtes plus pessimiste ?
12:35 Est-ce que vous êtes pessimiste quant au mois qui est au prochain mois ?
12:39 Est-ce que vous voyez une guerre longue, de plus en plus sanglante ?
12:42 Chaque jour on est complètement plongé dans cette guerre parce qu'évidemment on lit
12:50 toutes les informations, toutes les nouvelles.
12:53 Moi vous savez je suis les actualités de manière permanente et je suis à l'intérieur
12:58 en fait de tout ça parce que pour moi c'est une catastrophe absolument monstrueuse qui
13:01 tue le pays, qui tue l'Ukraine et les gens là-bas.
13:06 Et donc c'est absolument monstrueux.
13:09 Mais cette guerre tue aussi la Russie parce que c'est une guerre suicidaire pour la
13:14 Russie.
13:15 C'est une guerre criminelle des deux côtés parce que d'un côté c'est un meurtre
13:22 évidemment de gens pacifistes et des civils qui ne sont coupables de rien mais c'est
13:28 également aussi un meurtre de sa propre population parce qu'il est en train de transformer le
13:33 pays et il éloigne le pays du chemin normal qu'il devrait suivre.
13:41 Et donc c'est une douleur, c'est une catastrophe, c'est un cauchemar.
13:44 Mais malheureusement je ne sais pas mentir et je ne vois pas de scénario positif dans
13:52 les temps qui arrivent.
13:53 Le prix Nobel de la paix, le journaliste russe Dmitry Muratov qu'on a reçu à ce
13:57 micro nous a dit "Léon Tolstoy n'est pas mort le 7 novembre 1910 mais le 24 février
14:03 2022.
14:04 Avant tout le monde essayait de percer le mystère de l'âme russe, c'est fini, la
14:07 question est réglée, plus personne ne s'intéresse à l'âme russe".
14:11 Je pense qu'effectivement il part de vérité dans ce qu'il a dit parce que malheureusement
14:18 toute la grande littérature russe qui effectivement montrait et confirmait la fragilité de l'âme
14:25 humaine, la fragilité de l'humain, de l'être humain, l'impossibilité justement de tuer
14:31 et le châtiment évidemment comme on voit chez Dostoevsky, le crime et le châtiment
14:36 par exemple, cette littérature n'a absolument pas aidé les russes à comprendre qu'il
14:41 ne faut pas tuer qui que ce soit.
14:44 C'est une tragédie, c'est une tragédie parce que nous savons bien évidemment que
14:49 tout ce que nous faisons dans une certaine mesure est inutile.
14:53 Il suffit en fait que quelqu'un arrive, un fou, et qu'il appuie sur un bouton et
14:58 qu'il déclenche une guerre et que le monde entier va le regarder tuer des gens de l'autre
15:05 côté de la rue.
15:06 Vous espérez pouvoir retourner en Russie dans votre pays un jour ?
15:09 Je pense effectivement que l'espoir meurt en dernier.
15:14 Même si je n'ai pas envie d'utiliser le verbe mourir.
15:19 L'espoir meurt en dernier.
15:22 Merci Kirill Serebrennikov d'avoir été avec nous.
15:24 La femme de Tchaïkovski, un film complexe, puissant, hypnotique, sort le 24 février
15:30 en France donc et pas en Russie.
15:32 Allez-y, merci à vous.
15:33 Belle journée.

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