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Art et designTranscription
00:00 *Té-té-té-té-té-té*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, Ciné-Club ce lundi avec Kéril Serebrynnikov.
00:20 Un Ciné-Club libre et ouvert, comme celui qui projetait les films qui lui ont donné envie de faire du cinéma.
00:26 Godard, Fellini, Tarkovsky dans sa ville natale de Rostov en Russie à la frontière avec l'Ukraine.
00:31 Cinéaste et metteur en scène russe devenu incontournable aujourd'hui.
00:35 Kéril Serebrynnikov revient après l'étau et la fièvre de Petrov avec un nouveau film "La femme de Tchaïkovsky" en salle.
00:42 Mercredi prochain le 15, présenté au dernier Festival de Cannes en compétition officielle.
00:47 On l'avait retrouvé en juillet aussi en ouverture du Festival d'Avignon dans la Cour d'Honneur avec le mois noir d'après Tchaïkov.
00:54 Arrêté puis assigné à résidence en Russie, il est aujourd'hui libre et installé à Berlin.
01:01 Une émission programmée par Henri Leblanc, coordonnée et préparée par Laura Dutèche-Pérez avec notre camarade Sacha Matéi, réalisée par Félicie Fogère, avec Alex Deng à la technique.
01:16 Retour en Russie tout de suite dans la deuxième partie du XIXe siècle. Antonina Milukova, apprentie pianiste, s'éprend follement de son professeur célibataire, le compositeur Piotr Tchaïkovsky.
01:28 Elle se met alors en tête de l'épouser et si elle va parvenir à ses fins, cette union restera l'être morte, jamais consommée.
01:36 Le compositeur vit sa présence comme un corps étranger, il la rejette violemment et malgré tout, elle reste, s'obstine, refuse de divorcer, consommée par ses propres sentiments.
01:47 « Je dois finir mon opéra, mais ses tracas m'en empêchent ». La bande-annonce en version originale commence sur ces mots du compositeur et se termine sur ceux de sa femme qui lui rappelle qu'elle lui appartient corps et âme,
01:59 avant qu'il ne pose sur sa bouche un baiser de la mort en l'appelant vipère.
02:04 « Je dois finir mon opéra, mais ses tracas m'en empêchent ».
02:11 « Il n'a pas besoin d'une femme ».
02:17 « Personne ne peut me prendre de toi, car tu es mon mari ».
02:22 « Je n'ai pas besoin de rien ».
02:33 « Il doit se reposer et finir son opéra ».
02:37 « Les lumières ne me dépassent pas. Elles me donnent mon pouvoir ».
02:49 Bonjour Kirill Serebrynnikov. Bonjour. Bonjour à votre voix française Joël Chapron. Bonjour.
02:55 Merci à tous les deux d'être avec nous. Elle est l'oubliée de la grande histoire, la femme de l'ombre.
03:01 Pourquoi avoir choisi d'adopter son point de vue, le point de vue de cette femme, de la remettre en lumière ?
03:07 Nous voulions faire ce film sur Tchaïkovski, mais pour un certain nombre de raisons, je n'ai pas réussi.
03:20 Et donc, in fine, au moment où j'ai le film de Limonov, qui a dû être reculé d'une année,
03:31 j'ai eu un temps d'interruption, et j'ai décidé de garder l'équipe que j'avais eu du mal à réunir.
03:41 Je ne voulais pas qu'il reste sans travail, et donc je suis allé voir mon producteur, Ilia Stuart,
03:46 et je lui ai dit « je vais faire un tout petit film, tu vas voir un truc très modeste, avec un petit sujet sur Tchaïkovski, surtout sur sa femme aussi ».
03:54 Et donc, mon producteur m'a dit « ah bon, il avait une femme ? »
03:59 Et donc, j'ai compris à ce moment-là que des gens, même très bien éduqués en Russie,
04:02 ne savaient même pas que Tchaïkovski avait été marié quasiment jusqu'à la fin de sa vie.
04:08 Et donc, il se trouve que c'est le compositeur russe le plus connu dans le monde,
04:12 et en fait, c'est le plus méconnu également, parce qu'on ne sait rien de lui.
04:17 Et donc, je me suis dit à ce moment-là qu'il fallait que je commence à rétablir cette injustice et à réparer cette injustice.
04:26 Et donc, c'est pour cette raison que je pense que c'est sans doute le premier film, en fait,
04:34 ou plutôt, comment je pourrais vous dire, il y a l'univers Marvel, et puis il y a l'univers Tchaïkovski.
04:39 Et donc, je pense que c'est le premier film que je fais dans cet univers Tchaïkovski, via les yeux d'Antonina Miljkova.
04:46 - C'est peut-être mieux de ne rien connaître de lui ou de n'avoir rien connu de lui jusqu'ici,
04:52 parce que votre film fissure le mythe, celui du génie aussi de Tchaïkovski,
04:58 et raconte un homme qui, dans l'intimité, dans sa vie privée, était quand même d'une rudesse et d'un égoïsme très singulier.
05:07 - En fait, il ne faut pas oublier que ce qu'on voit dans le film se passe via les yeux, justement, le regard d'Antonina.
05:19 Et donc, il y a le mot égoïste qu'on retrouve dans ses lettres à elle, en fait, tout le temps.
05:28 Il faut que vous sachiez, en fait, que de toute façon, ce film est basé sur des vrais textes documentaires
05:34 que j'ai été utiliser à bon escient, de manière à ce qu'on ne puisse pas m'accuser d'avoir tout interprété,
05:40 que ce soit que ma fantaisie. Alors que vraiment, tous les personnages, toutes les répliques également du film ont une source documentaire.
05:48 Et donc, elle l'accusait d'égoïsme dans ses lettres, et tout ce qu'elle dit dans ce film, c'est son opinion à elle.
05:59 Est-ce que lui était égoïste ? Oui, effectivement, on peut s'imaginer que c'était un égoïste,
06:04 parce que c'est un grand compositeur qui n'est intéressé que par sa prédestination, que par sa musique,
06:11 que par le fait de servir, justement, cette musique. Bien évidemment, dans le regard des gens qui l'entourent, il peut apparaître comme étant égoïste.
06:19 - Pareil pour elle, en fait. On pourrait dire que c'est juste une femme folle, consumée par ses sentiments,
06:25 mais elle est aussi à l'image de la société russe de cette fin du XIXe, qui ne lui accorde aucune place à elle,
06:32 aucune place dans son couple, mais aussi aucun statut dans cette société.
06:37 - La société russe du XIXe siècle était bien évidemment très différente de celle d'aujourd'hui.
06:46 La société était très masculine, si je puis dire, c'est-à-dire que tout était porté pour l'intérêt de l'homme, bien évidemment.
06:57 La femme était inscrite dans les papiers, dans les documents du mari, mais n'avait pas le droit, par exemple, de voter.
07:04 Mais dans cette situation, Antonina Milynkova est particulièrement intéressante, parce que contre justement toutes ces interdictions-là,
07:12 à l'inverse de toutes ces interdictions, en surmontant justement son complexe de la victimisation,
07:22 elle veut obtenir sa place sous le soleil.
07:25 Elle veut être absolument, et elle le dit, la femme de Tchaïkovski, quel que soit le prix à payer.
07:32 Il y a même une scène où on voit les hommes qui l'obligent, ou qui tentent de l'obliger à justement signer son acte de divorce.
07:41 Et elle réfute évidemment cette pression de ces hommes extrêmement forts, et on a l'impression en fait qu'elle part vers la liberté,
07:52 même si au fur et à mesure du temps qui passe, elle va tomber dans la folie.
07:57 Bien évidemment, c'est le 19e siècle, et les droits des femmes ne faisaient que commencer en Russie.
08:04 Et ce sera qu'au moment de la révolution de 1917 que véritablement ces changements vont s'opérer.
08:10 Mais cet ego-là, et cette fondamentale envie d'être partie prenante de cette grande légende,
08:20 ça montre bien évidemment que c'est un personnage très fort.
08:23 Et qu'est-ce que ce 19e nous dit pour vous, Kirill Serebryannikov, du 20e, voire du 21e siècle actuel ?
08:31 Quel pont vous faites à travers les époques, à travers cette histoire ?
08:35 L'esprit de reconstruire le 19e siècle, aujourd'hui en Russie, est quasiment impossible, parce qu'il n'existe plus.
08:44 En fait, il a été détruit par les révolutions, par les guerres, par le pouvoir soviétique.
08:49 Il ne reste plus rien de ce 19e siècle-là, donc essayer de restaurer ça, pour nous, il a fallu qu'on le réinvente.
08:56 Comme si on avait essayé de faire le film "Le Joker", par exemple, ou "Spider-Man", c'est essayer de faire la même chose.
09:06 C'était recréer le monde de cette ville-là, de Saint-Pétersbourg du 19e siècle.
09:14 C'était quasiment les mêmes efforts que pour faire "Spider-Man", donc il a fallu qu'on recompose visuellement ce monde-là.
09:21 Et donc, on a recouru à ce moment-là à la peinture française, britannique, parce que, bien évidemment, ça faisait partie de la culture de l'Europe.
09:33 Et donc, les meubles, les accessoires, on les a fait venir de... À l'époque, les gens les faisaient venir d'Europe, pas seulement à Saint-Pétersbourg, mais aussi dans d'autres villes.
09:46 Bien évidemment, il y a un certain nombre de petits détails qu'on a fait venir, nous, des pays, par exemple, des petites choses qu'on a fait venir, justement,
09:55 pour recomposer visuellement avec nos chefs costumiers, nos chefs décorateurs.
10:05 On a reconstruit cela parce que c'est l'impression qu'on a retiré juste du 19e siècle en Russie.
10:11 C'est aussi pour ça que vous vous intéressez à la personnalité des êtres, à l'intimité des hommes comme des femmes,
10:18 parce que les siècles ou la couleur d'un siècle est très compliquée à restaurer, à recomposer, à reconstruire, comme vous le disiez.
10:27 Oui, effectivement, ça a été compliqué de restaurer tout cela, mais c'est très intéressant.
10:34 Lorsque nos acteurs, qu'on a obligés d'ailleurs à laisser pousser les cheveux, les moustaches, les barbes, quand on leur a mis les corsets,
10:49 quand on les a habillés avec les robes, quand on a décidé, par exemple, de faire des scènes avec une lumière issue uniquement des lampes à huile ou des chandelles,
11:01 aujourd'hui, évidemment, c'est tout à fait possible. Alors que du temps de Stanley Kubrick avec Mary Lyndon, c'était quasiment impossible.
11:08 C'était extrêmement compliqué parce qu'ils devaient tourner, bien évidemment, en pellicule, alors que nous, on avait un équipement beaucoup plus sensible.
11:16 Donc, c'était plus facile. Mais une fois que ces artistes-là étaient donc juste à côté de ces lampes à huile qu'ils avaient mis leurs corsets sur eux,
11:23 brutalement, on a vu à ce moment-là comment leurs gestes se sont mis à changer sous nos yeux.
11:29 Brutalement, les gens se sont mis à bouger de manière différente. On voyait une certaine noblesse dans leurs mouvements.
11:37 On voyait des choses aussi qu'ils se transformaient eux-mêmes parce qu'ils avaient comme l'impression d'avoir possédé un autre corps.
11:46 En fait, ils avaient tout. C'était effectivement un travail particulièrement artistique de retrouver justement ces corps du 19e siècle.
11:53 Néanmoins, vous vous intéressez, vous, Kirill Serebrynnikov, à la complexité des personnes, à la complexité des êtres.
12:00 Et c'est le cas aussi pour ce personnage de Piotr Tchaïkovski.
12:04 "Mon frère n'aime pas les femmes", dit, concède à un moment à demi-mot, Sacha, sa sœur, à notre héroïne Antonina.
12:12 L'homosexualité, il faut le raconter, elle n'est pas du tout admise, acceptée, même si elle est pratiquée en Russie au 19e siècle.
12:19 Et c'est ça aussi tout le problème de ce jeu de masque dont va pâtir, souffrir cette épouse éconduite.
12:27 Le problème de l'homosexualité au 19e siècle n'était pas aussi aigu qu'il l'est aujourd'hui en Russie.
12:38 C'est-à-dire que le rapport à l'homosexualité était différent.
12:42 Il y avait parmi les amis de Tchaïkovski, y compris dans des fonctionnaires très importants,
12:49 il y avait beaucoup d'homosexuels, il y avait tous des familles, mais tout le monde était au courant, ça ne posait pas de problème.
12:55 Il y avait même un certain nombre de grands princes dans la famille même du tsar qui étaient des homosexuels.
13:02 Et là non plus, ça ne gênait personne.
13:06 Le prince Myshchinsky d'ailleurs qui est dans le film, lui était le bras droit du tsar pendant beaucoup d'années.
13:15 C'est lui qui décidait de la politique intérieure de l'empire russe et donc il était homosexuel absolument déclaré.
13:23 Et donc c'est pour cela que Tchaïkovski, ce n'était pas son homosexualité qui le gênait lui.
13:30 Ce qui le gênait c'était qu'il ne pouvait pas se livrer à ses viles passions et servir à la fois le sublime de sa musique.
13:42 Il avait l'impression que si il continuait de pécher, Dieu l'empêcherait à ce moment-là de continuer de composer sa musique.
13:49 Donc vous voyez bien évidemment, j'imagine que vous comprenez à quel point c'est un thème différent de celui d'aujourd'hui.
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15:47 Il fallait quand même faire résonner dans cet échange la musique de Tchaïkovski, Kirill Serebryannikov,
15:53 composée entre 1877 et 1878 à partir du roman de Pushkin, "Onegin".
16:00 Est-ce que c'est pour vous l'opéra de sa tourmente conjugale ?
16:05 Effectivement, ça me fait plaisir que vous me posiez cette question sur "Ogen Onegin" parce que le sujet de ce film est très lié, intimement lié à cet opéra.
16:20 Tchaïkovski travaillait sur cet opéra, il écrivait par exemple les lettres à Tatiana qu'elle envoyait à Onegin,
16:32 et juste au moment où il écrit cet opéra, en fait, il reçoit une lettre enthousiasmée d'amour d'une jeune fille qu'il ne connaît absolument pas.
16:41 Et donc c'est ça qui a dû véritablement le stupéfier, et je pense que cette concomitance des événements est devenue en fait la raison de se marier avec cette jeune fille.
16:54 Et il est allé chez elle pour aller voir en fait à quoi ressemblait cette Tatiana contemporaine pour lui.
17:02 On va écouter une autre archive, si vous voulez bien. Elle date de 1909 et c'est la voix en français de Tolstoy que vous allez entendre.
17:09 L'homme est un animal faible, misérable, tant que dans son âme ne brille pas la lumière de Dieu.
17:16 Et quand cette lumière s'enflamme, et il s'enflamme dans l'âme éclairée par la vision, l'homme devient l'être le plus puissant au monde.
17:26 Et il n'en peut être autrement, parce qu'alors il n'est plus sa force qui agit en lui, mais celle de Dieu.
17:34 Voilà, là, Léon Tolstoy donne sa définition de la religion. C'est une archive, une pépite, qui a été retrouvée, exhumée, des fonds de la Bibliothèque Nationale de France.
17:44 L'homme est un animable faible, misérable, tant que dans son âme ne brûle pas la lumière de Dieu, nous dit-il.
17:52 Cette archive de Tolstoy, elle interroge aussi, comme votre film, la nature humaine.
17:56 Tchaikovsky, il les présente tous comme un génie, comme un être de lumière qui irradie,
18:02 tandis qu'elle, sa femme, n'est qu'un être normal, pas grand-chose finalement.
18:07 Cet animal faible et misérable que nous présente Tolstoy, est-ce que ça pose aussi pour vous la question du génie, de sa définition, de cette figure sacrée qu'est le génie ?
18:18 D'abord, en fait, je suis absolument stupéfié d'avoir entendu la voix de Tolstoy.
18:28 Je n'avais jamais entendu, évidemment, cet extrait. Je suis complètement stupéfié.
18:35 Il n'y a pas d'autres mots parce que Tolstoy, d'abord, parle de Dieu.
18:39 Et comme nous, on le sait tous, bien évidemment, il avait un rapport extrêmement particulier, en fait, par rapport à l'orthodoxie.
18:46 Effectivement, il était croyant. Il s'était sans doute créé à l'intérieur de lui-même une sautre et une autre Église.
18:54 Et là, justement, l'Église qui confirme, qui vient... Il a été maudit, en fait, par l'Église orthodoxe parce qu'il était contre, justement, cette Église qui servait l'État.
19:08 Mais d'abord, je suis aussi stupéfié par la façon dont il maîtrise le français, ce qui était aussi le cas de Tchaïkovski, parce que c'est des gens qui étaient enthousiasmés par la langue française.
19:22 Et il y en avait beaucoup d'entre eux pour lesquels, en fait, la langue française était même leur langue première, si je puis dire, et le russe était leur langue secondaire.
19:31 Et puis, je voulais également vous dire qu'il y a aussi des enregistrements de la voix de Tchaïkovski.
19:40 Et il y a quelques années de cela, j'ai tourné un court-métrage qui s'appelle "Le phonographe" et on a essayé de présenter, en fait, comment s'était organisé cet enregistrement avec les gens qui l'entourent,
20:01 parce qu'ils sont tous en train de faire des espiègleries autour de cet appareil d'Edison.
20:07 Et quand, effectivement, presque 200 ans plus tard, tu entends la voix de ces gens-là, tu entends que c'est Tchaïkovski qui parle, ces gens-là te semblent beaucoup plus proches.
20:21 Et ils cessent d'être des monuments, parce que la tâche, justement, de la propagande, la tâche de l'État, des traditionnalistes et des conservateurs, c'est justement de transformer la culture en une espèce d'ensemble de monuments.
20:43 Alors que la nôtre de tâche, en fait, c'est justement de garder ces gens-là extrêmement vivants, même s'ils sont parfois étranges.
20:53 Oui, d'ailleurs, on a dit que vous vous attaquiez au monument Tchaïkovski. On l'entend aussi avec cette voix. Il peut, aujourd'hui, on sera bien d'accord avec vous, être incarné, réincarné.
21:04 Néanmoins, qu'est-ce qu'un génie pour vous, Kirill Serebryannikov ? Il y en a combien, d'ailleurs, en Russie, des génies ? Dostoevsky, Tchaïkovski, Tolstoy, Pushkins, ils sont tous des sortes de totems indéboulonnables.
21:17 L'un des traits de caractère du génie, en tout cas, c'est l'humanisme, selon moi. Dès qu'un génie devient quelqu'un qui est, qui déteste, et effectivement, il y a des gens comme ça, on l'appelle un génie du mal.
21:41 Dans le cas qui nous importe, en fait, dans tous les gens que vous venez de citer, dans toutes les personnes que vous avez citées, ce sont tous des artistes, des compositeurs, des musiciens.
21:52 Ils ont mis en avant la complexité de l'homme et la grandeur de l'homme aussi. Ils ont mis en avant la possibilité de l'homme de créer quelque chose qui est plus grand, plus ample que la vie quotidienne.
22:13 Et c'est en cela, en fait, que les gens se différencient des animaux et d'une existence basique. Eux, ils créent une sphère immense de sentiments, d'idées.
22:33 C'est comme si vous apportez brutalement du courant électrique, en fait, qui nous élève au-dessus de notre propre vie quotidienne.
22:43 Et il n'y a qu'eux qui sont ainsi, mais c'est grâce à eux que l'homme devient homme.
22:53 Sans doute la possibilité, justement, de composer de la musique, de composer des poèmes.
23:00 - Et ils incarnent quand même l'âme russe, d'ailleurs, ce n'est pas pour rien que vous vous êtes, vous, définis récemment encore, Kirill Serebryannikov, comme un Tolstoyen hanté par la guerre, un pacifiste convaincu.
23:12 J'aimerais qu'on se souvienne que les mots aussi de Svetlana Alekseyevitch, l'écrivaine, ont résonné l'été dernier à Avignon.
23:19 France Culture les avait portés haut dans la cour du musée qu'elle avait.
23:23 Elles avaient repris quelques mots prononcés lors de son discours de réception du Nobel de littérature en 2015.
23:30 « J'ai trois foyers, disait-elle, ma terre, Biélorusse, la patrie de mon père où j'ai vécu toute ma vie, l'Ukraine, la patrie de ma mère où je suis née et la grande culture russe sans laquelle je ne peux m'imaginer.
23:41 Tous les trois sont chers à mon cœur mais de nos jours il est difficile de parler d'amour. » Voilà ce qu'elle écrivait.
23:47 Voilà les mots qu'elle a prononcés.
23:49 C'est un peu cette question que j'ai aussi envie de vous poser à vous, Kirill Serebryannikov.
23:52 Cette grande culture russe, est-ce qu'elle est aujourd'hui encore aussi votre deuxième foyer ?
23:58 Vous qui vous définissez comme un enfant de la perestroïka, avec cette idée que la fin de l'URSS a aussi été pour vous d'abord un signe d'ouverture culturelle, de fin des interdits.
24:08 Est-ce que vous avez renoué, est-ce que vous êtes réconcilié quand même avec cette culture un peu académique, cette grande culture russe ?
24:16 Vous savez, en fait, moi je vais répondre un petit peu peut-être différemment.
24:24 Bien évidemment, c'est un grand honneur pour moi d'entendre ce que vous me dites et puis je suis tout à fait d'accord avec Svetlana Alekseïevitch.
24:31 Mais parfois, aujourd'hui, j'ai quelques notes de pessimisme qui me traversent et je regrette bien évidemment que cette grande culture soit aujourd'hui sans défense devant l'horreur que peut infliger une personne à d'autres.
24:50 Devant la force du mal, devant la folie de l'État qui a déclenché cette guerre.
25:00 Tout le monde a eu l'impression, et moi le premier d'ailleurs, c'est que les gens qui avaient écouté Tchaïkovski, qui avaient lu Dostoyevski et Tolstoy, ne pourraient pas appuyer sur le bouton.
25:11 Et puis l'expérience de la Deuxième Guerre mondiale nous a montré qu'évidemment, les gens qui connaissaient Schiller, Goethe et qui écoutaient Wagner pouvaient rendre les gens de manière extrêmement exécrables.
25:29 Et donc ce qui se passe aujourd'hui, un pays dans lequel la culture a toujours été une entreprise de création, en fait, c'est ce pays-là qui a déclenché cette guerre et ce pays ne veut pas reconnaître l'horreur de cette guerre.
25:50 Ce pays estime que c'est tout à fait normal et que c'est le bon chemin que le PSI a pris.
25:57 Et aujourd'hui, ça nous laisse évidemment sans force devant ce qui se passe sous nos yeux.
26:04 - Et votre pièce à Avignon, "Le mois noir", d'après une nouvelle de Tchaïkov qui avait fait l'ouverture du festival dans la Cour d'honneur, texte noir, mystique, prémonitoire,
26:12 elle a encore se terminé par un nom à la guerre très clairement affiché sur les murs du Palais des Papes à Avignon.
26:19 Une dernière question très courte, Kirill Serebrynnikov, sur votre art, justement, que ce soit le théâtre, que ce soit le cinéma, est-ce qu'avec votre art, vous avez le sentiment parfois de faire la guerre ?
26:30 Ou pour reprendre le titre de la dernière pièce que vous aviez jouée en Russie au Centre Gogol que vous dirigez, "Je ne fais pas la guerre, je ne fais pas la guerre avec mon art".
26:39 - C'était effectivement le dernier spectacle de ce théâtre, il avait été mis en scène par quelqu'un d'autre, mais en tout cas, je suis entièrement d'accord avec ce titre, je ne participe pas à la guerre.
26:53 Ce que je viens de monter, que ce soit par exemple le manoir que vous venez d'évoquer ou le film "La femme de Tchaïkovski", en fait, ce sont des œuvres, comment est-ce qu'on peut essayer de comprendre la folie et comment cette folie devient quelque chose qui empêche la personne de garder le contact avec la réalité.
27:16 Et je pense qu'on se retrouve tous aujourd'hui dans cette folie et qu'il faut qu'ensemble on trouve le moyen d'en sortir.
27:22 - Merci beaucoup, Kirill Serebrynnikov, merci votre film. "La femme de Tchaïkovski" sera en salle mercredi prochain.
27:29 Vous n'avez pas délaissé j'espère le rock de Leto pour le grand patrimoine classique russe, on va donc se quitter avec un extrait d'un Tchaïkovski beat.
27:37 *Musique*
27:51 Merci.