- 25/04/2025
Ali Baddou reçoit Cédric Villani, mathématicien, spécialiste de l’analyse et de la physique mathématique. Lauréat de la médaille Fields en 2010. Auteur du livre "Les mathématiques sont la poésie des sciences" dans la collection Champs des éditions Flammarion.
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:00Et dans 15 minutes de plus ce matin, j'ai le bonheur de recevoir l'un des plus grands
00:04mathématiciens de notre époque, lauréat de la médaille Fields, le Nobel des maths.
00:09Il nous explique en quoi les mathématiques sont la poésie de la science.
00:14Vous avez bien entendu, la poésie de la science, c'est le titre de l'un de ses essais absolument
00:20passionnants.
00:21Bonjour Cédric Villani.
00:22Bonjour Ali Baddou.
00:23Et bienvenue.
00:24Alors comme tous les vendredis, on va démarrer avec une expérience de pensée.
00:28Il faut imaginer qu'on est en train de jouer au ping-pong, on s'y est tous essayé.
00:33Vous avez joué en compétition pendant des années.
00:36J'ai fait un peu de compétition, c'était un bonheur et quel beau sport.
00:39Un sport encore plus passionnant maintenant qu'il y a les grandes vedettes internationales,
00:44les frères Lebrun.
00:45Bien sûr avec les Jeux Olympiques.
00:46Alors ils le font beaucoup mieux que nous, mais on tape dans la balle, parfois en produisant
00:51ou en tout cas en essayant de produire un effet de lift.
00:54Ça s'appelle l'effet Magnus.
00:56Quoi de commun entre les mathématiques et le ping-pong, Cédric Villani ?
01:01Et bien la mathématique, c'est cette science qui s'invite dans tous les processus abstraits,
01:08qu'on crée en sous-jacent.
01:09On peut même penser que c'est l'essence de la réalité.
01:12Vous n'avez pas forcément besoin de comprendre la mathématique pour comprendre le processus,
01:16et vous n'avez certainement pas besoin de faire des études de mathématiques pour mieux
01:19jouer au ping-pong.
01:20Mais, dites-vous bien, derrière la trajectoire incurvée de votre balle de ping-pong, bien
01:26sûr qu'il y a des effets de mécanique des fluides qui s'expliquent en termes de pression,
01:32en termes de vitesse, de déviation de trajectoire.
01:35C'est magnus, c'est le nom que porte la déviation de trajectoire, soit des balles liftées,
01:41soit des balles coupées, des topspins, des sidespins, pardon, comme on dit dans le monde
01:47du ping-pong.
01:48Et si votre boulot, c'était par exemple de simuler sur un ordinateur à coup d'algorithme
01:55la trajectoire d'une balle de ping-pong, et bien vous auriez besoin de cet effet magnus
01:58pour le mettre en place.
01:59Si vous êtes un joueur de ping-pong occasionnel ou même professionnel, vous l'utilisez, vous
02:04apprenez à le dompter sans même le connaître, sans même en avoir conscience.
02:08Mais c'est beau aussi, ça nous permet, la réalité, d'approcher le monde soit par
02:12l'expérience sensible et la pratique, soit par l'expérience intellectuelle où on
02:17démonte les choses à coups d'équations.
02:18La seconde approche est d'habitude beaucoup plus lente, mais peut avoir des récompenses
02:23considérables qui vous permettent d'aller sur des terrains où l'expérience seule
02:27ne peut aller.
02:28Alors, vous êtes expert justement de ces deux domaines, vous dites la mathématique ?
02:33Moi j'aime bien dire la mathématique, il y a une tradition littéraire qui aime bien
02:37le singulier.
02:38Après tout, pourquoi dirait-on la physique, la géographie, la philosophie, la théologie
02:43et les mathématiques ? Il n'y a pas de bonne raison, si ce n'est un archaïsme de la langue
02:48qui remonte au fait que dans l'antiquité grecque, dans l'antiquité latine, on parlait
02:53des quatre arts mathématiques.
02:55Les quatre arts mathématiques, c'est comme ça qu'on désignait du temps de Platon,
02:59du temps d'Aristote, la géométrie, l'arithmétique, l'astronomie et la musique.
03:08Et la musique.
03:09C'est une classification, alors il y a bien des choses à dire sur la parenté musique
03:12et mathématiques, bien sûr, sujet passionnant, mais c'est une classification évidemment
03:17obsolète.
03:17Et moi j'aime bien considérer qu'il faut collectivement passer au singulier.
03:24Au fait, l'expression mathématique sur la poésie des sciences, dans ce titre je me suis
03:28permis le pluriel, parce qu'en vrai c'est une citation, c'est une citation de l'intellectuel
03:34et homme d'état africain, Léopold Sédar Senghor, qui un jour disait à un de ses collègues
03:39mathématiciens, vous les mathématiciens, vous êtes les poètes des sciences, les mathématiques
03:44sont la poésie des sciences.
03:45Eh bien je suis complètement d'accord avec lui et ce petit essai dont vous avez vu la
03:49bonté de dire du bien développe.
03:55En quoi mathématiques et poésie sont des cousines ?
03:58Parce que les mathématiques ou la mathématique et la poésie ont en commun un rapport au langage.
04:03Avant d'en parler, expliquez-nous pourquoi la mathématique, les mathématiques sont la
04:08poésie des sciences, puisque c'est donc le titre de votre essai.
04:12Et quoi de commun entre la poésie et les mathématiques, entre la créativité, disons,
04:17et un monde fait de contraintes, fait d'hypothèses évidemment, mais fait de contraintes rigides,
04:24de lois, d'axiomes, de démonstrations, de preuves ?
04:29D'abord, la contrainte et la créativité, c'est un peu comme l'ombre et la lumière.
04:35L'une a besoin de l'autre pour se réaliser.
04:37Si tout est permis, alors vous n'avez pas besoin d'être créatif.
04:40Vous devenez créatif quand il faut sortir d'une contrainte, la contourner.
04:44Et les deux sont associés.
04:48Et ce n'est pas un hasard si en mathématiques, la discipline la plus contrainte du point de
04:52du raisonnement et de très loin, ce qui fait la réputation d'un grand mathématicien,
04:57c'est bien plus son imagination que sa rigueur.
04:59Certes, il ou elle doit appliquer les règles, mais il ne deviendra pas célèbre parce qu'il
05:04est rigoureux.
05:05Elle deviendra célèbre parce qu'elle a trouvé la nouvelle théorie, le problème auquel personne
05:10n'avait pensé, la nouvelle définition qui change les choses.
05:13Et cette imagination dans un carcan de contraintes, c'est la marque mathématique sûre.
05:19Et la poésie, si vous y réfléchissez, historiquement, c'est l'expression la plus contrainte de
05:25l'humanité.
05:26C'est celle dans laquelle, sous tous les cieux, on se donne des contraintes de rythme,
05:29de sonorité, certains mots qu'on peut employer ou d'autres pas.
05:33Et en poésie aussi, il y a associé cette forte contrainte, y compris des contraintes que
05:39les poètes souvent s'imposent à eux-mêmes, qui vient avec le fait que c'est la créativité,
05:45une partie qui est intrinsèque, une partie qui est même forcée par ces contraintes.
05:49Qui en est prisée.
05:51Formalisme.
05:52Formalisme.
05:53Du formalisme.
05:54Par-dessus ce formalisme, il y a la créativité.
05:57Mais il y a aussi, bien sûr, cette question du langage.
06:01En mathématiques, certes, c'est un raisonnement, c'est un enchaînement, une démonstration de
06:05concepts et de règles.
06:08Mais, c'est aussi quelque chose que vous devez transmettre à quelqu'un.
06:11Quand vous le transmettez, on ne transmet jamais un raisonnement complet.
06:14C'est impossible, c'est inhumain.
06:15On transmet les idées principales, les mots comptent, le sous-texte compte, le contexte
06:21est important.
06:22Il y a des images qui sont derrière.
06:24Ça peut être très simple.
06:25Si je dis epsilon, mon interlocuteur comprend que je veux parler d'un petit nombre, un
06:28nombre qui aura vocation à devenir petit.
06:30Si je parle d'une variété différenciable, ça éveillera certaines images.
06:34Il y a la définition, mais il y a aussi l'image que ça éveille.
06:37Pareil en poésie, il y a le mot, mais il y a aussi ce que ça éveille comme image.
06:41Le contexte en poésie, on associe les images pour faire ressentir une impression dans
06:45le cerveau de l'interlocuteur.
06:46En fait, poésie et mathématiques sont deux formes très élaborées de représentation
06:52du monde avec leur propre langage et leurs propres règles, très différentes l'une
06:56et l'autre, mais qui veulent parvenir à éveiller dans le cerveau de la personne
07:00à qui on s'adresse, une certaine nouvelle idée, une représentation, une sensation.
07:05Faire comprendre ou ressentir quelque chose.
07:08Avant de prendre un exemple que vous connaissez par cœur, un mot quand même pour parler
07:13de la métaphore ou de l'image ou des analogies qui sont extrêmement présentes dans le principe
07:21même de la poésie.
07:22Faire des mathématiques, c'est donner le même nom à deux choses différentes.
07:27C'est ce que disait le grand scientifique Henri Poincaré.
07:30Absolument.
07:31Et quand on parle de métaphore, on fait aussi le lien entre deux choses différentes.
07:36Ça, c'est déjà chez Aristote et comme un déplacement du sens mathématique et poésie,
07:43ce qui les unit, c'est de pouvoir faire le pont, le lien entre deux concepts, deux idées,
07:48deux images différentes.
07:50C'est extrêmement important cette parenté de formes que nous donnent effectivement
07:54les outils.
07:55D'une part, la mathématique et d'autre part, la poésie.
07:58Aristote, ce n'est pas anodin que vous le citiez, Aristote, dans l'un de ses textes,
08:02définit les trois grands attributs de la beauté comme étant l'ordre, la précision
08:07et ce qu'il appelle la commensurabilité, le rapport des choses les unes aux autres.
08:12Évidemment, des concepts éminemment mathématiques.
08:14Aristote tenait que la mathématique était la forme la plus belle de raisonnement car
08:19elle possédait au plus haut degré ces notions de précision, d'ordre et de commensurabilité.
08:24Mais effectivement, ordonner le monde, c'est dire qu'est-ce qui ressemble à quelque
08:27chose.
08:28Et quand vous avez une métaphore, vous dites ceci, ça ressemble à ça, ça vous permet
08:34de faire le lien entre des choses.
08:35En mathématiques, on fait ça sans arrêt.
08:36D'abord, un objet mathématique est bien souvent une métaphore du monde.
08:40Quand on dit une fonction, c'est comme une métaphore pour des milliers, des millions
08:44d'actions différentes ou quelque chose, à travers un processus, donne un résultat.
08:51F de x égale, c'est une métaphore.
08:54Oui, absolument.
08:55Ça peut être le fait que si je vous pose une question, vous me donnez une réponse.
09:00Le processus qui a la question associe la réponse, c'est une fonction.
09:04Après tout ce que font les grands modèles de langage qui emplissent l'actualité,
09:07les tchats de GPT, Mistral et autres, ce sont des fonctions.
09:10Vous leur posez une question, ils vous renvoient une réponse.
09:12Et ainsi de suite.
09:13Quand vous élevez quelque chose au carré, pour avoir la surface d'un carré, f de la
09:17longueur égale la surface.
09:20C'est une fonction et c'est comme une métaphore de l'opération par laquelle vous allez
09:24calculer l'air d'un objet.
09:26Donc tout ce monde rempli de métaphores et d'ordres qui vous dit ceci ressemble à
09:29cela, ceci est égal à cela.
09:31C'est effectivement une opération de construction du monde, de compréhension du monde.
09:36Poincaré disait, on fait la science avec des... on construit le savoir avec des faits
09:44comme on construit une maison avec des pierres.
09:45Mais une théorie n'est pas plus un amas de pierres qu'une... n'est pas plus un amas
09:50de faits, pardon, qu'une maison est un amas de pierres.
09:53Représenter le monde et comprendre le monde, ce n'est pas juste faire la liste de tout
09:56ce qu'il y a dans le monde.
09:56C'est dire, voilà, il y a des catégories et ceci ressemble à cela.
09:59Si la mathématique était un poème, Cédric Villani, il y en a un que vous connaissez
10:04par cœur et que vous affectionnez particulièrement, c'est Les cimetières marins de Paul Valéry.
10:12Oui, alors d'abord...
10:12Est-ce que vous pourriez d'abord en citer quelques verbes, puisque vous le connaissez
10:15par cœur, ce long poème, et nous expliquer pourquoi ?
10:18Ce toit tranquille où marchent les colombes, entre les pins palpitent, entre les tombes,
10:24midi le juste y compose de feu, la mer, la mer toujours recommencée.
10:29Ô récompense, après une pensée, qu'un long regard sur le calme des dieux !
10:34Quel pur travail de fins éclairs consume, main diamant d'imperceptibles écumes !
10:40Et quelle paix semble se concevoir, quand sur l'abîme un soleil se repose,
10:44ouvrage pur d'une éternelle cause, le temps scintille, le songe et le savoir, et ainsi de suite.
10:50Alors, je fréquente depuis quelques années le beau Club des Poètes.
10:52J'indique à nos auditeurs que vous venez donc de le citer de mémoire, et que vous pourriez continuer...
10:59J'ai mon petit stock, vous savez, je fréquente le Club des Poètes, tenu par Blaise Ronay,
11:04dans le 7e arrondissement, où on déclame de la poésie souvent le soir, et j'ai appris ça
11:11sur le tard, mais c'est enrichissant et important d'avoir son catalogue de poèmes
11:16qu'on est capable de décider, de réciter.
11:18J'en ai quelques dizaines en stock.
11:20Et Valéry, je l'ai choisi en particulier pour plein de raisons.
11:23D'abord, Valéry était un passionné de science, il a entretenu une correspondance avec Albert Einstein,
11:28il était excité comme un gamin quand il l'a rencontré, il avait un peu l'ambition d'être un homme universel,
11:34il connaissait tant de théories, et puis Valéry était passionné par l'articulation entre science et littérature.
11:42Valéry, dans ce poème, le cimetière marin, se lance un défi plein de contraintes.
11:49Et il se dit, je vais quelque chose qui va évoquer cette situation.
11:53Alors c'est le cimetière marin, à 7e, un endroit où il y a à la fois le cimetière qui donne sur la mer,
11:58donc la plage, les tombes, le soleil, l'ombre, le bruit des cigales, tout ce que vous voulez, la mer.
12:04Et il se donne le défi de décrire cet instantané dans un poème qui représente tout le cycle de la vie et des éléments, de la vie et de la mort.
12:11Et quand vous regardez, vous rentrez dans le texte, quand vous l'apprenez, ça vous force à le connaître beaucoup mieux et à l'intégrer à vous.
12:18Et vous voyez que par exemple, ce sont 24 strophes de 6 vers dont chacun fait 10 syllabes.
12:24Et Valéry dit que c'était important pour lui, les 10 syllabes, ça commence à la réflexion.
12:2810 syllabes, des décasyllabes.
12:2910 syllabes x 6 vers, ça fait donc 60 syllabes par strophes.
12:34Et c'est donc clair qu'il a voulu représenter les 24 heures de la journée, 24 x 60 minutes.
12:39Pour un cycle, c'est d'autant plus clair que ça commence avec ce toit tranquille où marchent des colombes.
12:44Et ça se termine aussi avec ce toit tranquille où picorer des phoques.
12:47Donc il y a le cycle, on part du toit, on revient vers le toit, on fait tout un cycle.
12:51Toute une journée entière et un voyage dans la vie et la mort, tout en restant sur un instantané.
12:56Et Valéry dedans, on le voit, il évoque certains concepts physiques, certains concepts mathématiques, certains concepts biologiques.
13:03J'aime bien voir aussi toute cette créativité qui vient par-dessus les contraintes.
13:07Et la façon dont il a construit, en recherche très clairement, il a passé longtemps à tout mettre comme une belle architecture dans ce poème.
13:16Un petit point sur ces vers qui me fascinent.
13:20Quel pur travail de fins éclairs consume main diamant d'imperceptibles écumes.
13:24C'est sa description de la mer.
13:26Et vous le dites, et nous avec notre expression.
13:28Alors d'abord, c'est pas un langage simple, je vous mets au défi de le faire comprendre à votre gamin de 10 ans ce que ça veut dire ça.
13:35Quand vous avez plus de bouteilles, vous voyez les mots, les concepts, les métaphores qui agissent sur votre cerveau.
13:41Et vous voyez ce chatoiement impossible à saisir.
13:45Les petits éclairs sur la surface de la mer, ça va, ça vient, ça se défait.
13:49De l'imperceptible écume, des petits diamants qui apparaissent, qui disparaissent.
13:53Et là vous voyez le mathématicien, et vous décrirez ça avec une équation incompréhensible aux profanes.
13:58Des ronds U sur des ronds T, plus U scalaire gradient U, plus gradient P égale nulle à place 1 U par exemple.
14:03Mais derrière il y a des concepts, une façon de voir ce qui est important.
14:06Et là le poète il vous dit, voilà, ce qui est important c'est ce petit assemblage de chine écume, de dentelle, de lumière qui va, qui vient, impossible à saisir.
14:14Et pourtant avec les mots, je vais vous en faire une représentation dans votre cerveau.
14:18C'est génial Cédric Villani.
14:20Au fond la morale de l'histoire, ce serait que nul ne peut être mathématicien s'il n'a l'âme d'un poète.
14:26C'est une grande mathématicienne que vous citez.
14:28La grande mathématicienne Sofia Kovalevskaya, la grande, grande, et la vue juste.
14:34Merci infiniment Cédric Villani.
14:36On aurait pu continuer ces 15 minutes bien plus longtemps et bien au-delà de ce quart d'heure qui nous est imparti.
14:43Et tout de suite on retrouve Totémic de Rebecca Manzoni.
14:46Je vous souhaite une sublime journée.
14:48Vous aussi Ali Badou, merci.
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