James Gray : "Si je refais sans arrêt le même film, il ne va pas s'améliorer à chaque fois"
Entretien avec le réalisateur James Gray (Little Odessa, La nuit nous appartient, Two Lovers, The Immigrant, Ad Astra, Armageddon Time). Le festival du cinéma américain de Deauville, dont la 50ème édition se termine ce dimanche, lui a rendu hommage.
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00:00Et le premier invité de la matinale de France Inter ce matin est un cinéaste américain
00:03à qui le festival de Deauville vient de rendre hommage, un hommage mérité.
00:08Et c'est là que nous sommes allés le retrouver pour enregistrer cet entretien, il a réalisé
00:12les très mélancoliques, très raffinés, très justes Armageddon Time, Little Odessa,
00:17La nuit nous appartient, Two Lovers, huit longs métrages depuis 1994.
00:22Bonjour James Gray.
00:23Bonjour.
00:24Merci de prendre le temps de nous répondre pour ce passage en France.
00:27Il y a trente ans, votre premier film, Little Odessa, créé un véritable choc ici à Deauville.
00:32Vous avez remporté le prix de la critique et trente ans après, le festival vient de
00:36vous rendre hommage avec une masterclass, avec la diffusion de tous vos films.
00:41Comment vous le recevez cet hommage ?
00:42Comme je l'ai dit, c'est merveilleux de revenir chez moi et ensuite ma femme me dit
00:51voilà, il faut sortir les poubelles maintenant, donc il faut garder les pieds sur terre,
00:56mettre les choses dans leur contexte, mais enfin, quand même, c'est merveilleux et
00:58puis je me sens un petit peu vieux, vieilli disons, mais à part ça, c'est génial.
01:01Vous êtes un cinéaste américain, James Gray, même new-yorkais, avec cette ville
01:04qui est un personnage souvent à part entière dans vos films, et en même temps, vous avez
01:09un poster de Claude Chabrol chez vous, vous appréciez La Nouvelle Vague par exemple,
01:13vous êtes le plus français des cinéastes américains ?
01:15C'est ce qu'ils ont dit hier soir au sujet du poster de Claude Chabrol et je me suis
01:24demandé comment ils le savent, parce qu'effectivement, j'ai un poster de Chabrol dans mon salon,
01:29il l'a dédicacé, c'est un trésor.
01:32Alors, je ne sais pas si je serais un cinéaste français, mais disons que mon goût est éclairé
01:41par le cinéma, non seulement français, mais également italien, et c'est un produit
01:45de mon éducation, parce que New York, dans les années 80, à New York, on avait accès
01:50à tous ces cinémas d'art et essai, des anciens films, des classiques, j'ai pu voir,
01:58et mon goût m'a porté là.
02:00On dit que New York est une île au large de la côte américaine, c'est un peu vrai,
02:06et c'est ce qu'on se retrouve.
02:07Ça se reflète comment dans vos films justement ?
02:08Disons qu'au fond, il y a une idée maîtresse qui est que l'histoire et la classe sociale
02:20ont un rôle important dans le façonnage de nos identités, mais ça, cette idée est
02:25très peu américaine, parce qu'aux États-Unis, le tissu qui relie tout le monde, c'est qu'on
02:32peut oublier son passé, faire table rase de l'histoire, recommencer à zéro.
02:37Je ne suis pas nécessairement d'accord avec cette démarche, parce que moi, mon expérience,
02:41notamment avec mes parents, mes grands-parents, est très différente, et je suis peut-être
02:46tout vieille école, c'est ce que je ressens.
02:49C'est ça votre patte ? La patte de James Gray, c'est ça ? C'est justement cet aspect
02:54social des choses ? Qu'est-ce qu'il y a de commun entre tous vos films, vos huit films ?
02:58Il y en a un qui se passe dans l'espace, il y en a un qui se passe dans la jungle,
03:01beaucoup qui se passent à New York, il y a une histoire d'amour, un triangle amoureux.
03:06C'est ce regard social, votre patte, à vous ?
03:09Peut-être, peut-être, alors si c'est le cas, ça n'est pas conscient, je ne vais
03:14pas me mettre devant l'ordinateur, mais voilà, il faut que je fasse un film avec
03:17tel thème, tel sujet.
03:19Non, tout ce qui apparaît dans mes films, c'est quelque chose de peut-être subconscient.
03:25J'ai toujours essayé de me concentrer sur l'idée d'amour, l'idée de l'amour étant
03:30finalement ce qui relie l'humanité, ça peut être un amour entre deux personnes,
03:35un amour familial, mais au bout du compte, l'idée c'est d'élargir ces affinités
03:42pour pouvoir créer peut-être un mur entre soi-même et son personnage, entre l'acteur
03:50et le réalisateur, quand lorsqu'on crée ces murs, c'est une erreur terrible parce
03:54qu'au fait, au fond, ce qu'il faut, c'est une étude sincère sur ce que nous sommes
04:00avec nos défauts, avec nos inégalités, mais faire cela avec un sens d'empathie,
04:06et en tout cas, c'est ça à mon sens qui devrait être le tissu fondateur qui relie
04:11tout le monde, mais lorsqu'on a fait son film, il ne vous appartient plus, il appartient
04:15au monde, et donc moi, en tant que réalisateur, je ne sais pas trop, c'est vous qui êtes
04:21mieux qualifié que moi pour en parler.
04:22Vous dites que l'amour, c'est le point commun de vos films et la famille aussi,
04:27mais en fait, dans vos familles, il y a aussi beaucoup de violence dans les familles que
04:31vous montrez.
04:32C'est vrai, c'est vrai, mais il faut bien se dire qu'il ne faut pas confondre amour
04:37avec un sentiment facile.
04:39L'amour, ça ne veut pas dire qu'on passe son temps à s'embrasser, à se caresser,
04:42non.
04:43L'amour, c'est une chose assez compliquée, et quelquefois, la violence, ou en tout cas,
04:51la lutte, fait partie de notre vie, et c'est pour ça que je dis qu'il faut en parler.
04:55Les familles ont leurs propres difficultés, leurs conflits, et ça, j'essaie de le représenter
05:01de manière sincère, en tout cas, j'espère.
05:03Vous êtes assez critique de l'industrie du cinéma américain.
05:07J'ai lu un entretien de vous, par exemple, où vous compariez Wonder Woman à un hamburger.
05:13Vous êtes un artisan, vous, le film Wonder Woman, vous l'avez comparé à un hamburger.
05:17Vous êtes un artisan, vous, et vous compareriez vos films à quoi, comme plat ?
05:23Alors, je ne me rappelle pas, je ne me rappelle pas avoir qualifié de Wonder Woman d'hamburger.
05:29Je ne me rappelle pas.
05:30Epitalisme.
05:31Si je suis critique envers l'industrie cinématographique américaine, c'est que, l'une des choses,
05:40c'est que ce n'est d'ailleurs pas mon propre avis, ma propre opinion, ce que l'on voit,
05:45c'est un problème qui touche toute l'industrie américaine, et pas moi en particulier.
05:49Moi, je crois que, bon, lorsque je vois que j'ai raison, ça ne me fait pas particulièrement
05:54plaisir.
05:55Le problème, c'est que le cinéma américain ne fait la promotion que d'un type de film,
06:02et lorsqu'on ne fait qu'un seul type de film, évidemment, on limite un petit peu
06:06l'idée que l'on peut se faire du cinéma.
06:10Et donc, ça crée des dégâts dans le monde entier, en raison de la puissance du cinéma
06:16américain, notamment la puissance économique, ce qui limite les possibilités du cinéma.
06:21Je ne veux pas dire qu'un film adapté d'une bande dessinée n'est pas nécessairement
06:27une belle chose, enfin, je veux dire, il y a de très belles œuvres cinématographiques
06:33basées sur des BD.
06:35Ferrari ne fait pas qu'un seul type de voiture, l'usine Ford ne fait pas que des camions.
06:42Alors, c'est un peu dur de parler en termes de business, mais enfin, pour le cinéma,
06:46il faut se dire qu'il faut élargir son horizon, et ça n'a pas été le cas, c'est ça qui
06:50m'empêche.
06:51Vous vous démarquez, vous faites des films différents, justement.
06:54Ce n'est pas dans ce modèle unique que vous décrivez.
06:59Évidemment, il ne faut pas rester, disons, enfoncé dans une ornière.
07:04Quand j'étais gamin, mes héros, mes héros actuellement encore, ce sont les Beatles.
07:10Lorsqu'on regarde les Beatles, leur premier disque était absolument incroyable.
07:14C'est de la musique de danse, mais également pleine d'énergie, de vitalité.
07:19Mais ils n'ont pas fait ça pendant sept ou huit ans.
07:21Ils n'ont pas répété She Loves You à longueur de journée.
07:24Il y a eu Certain Peppers, il y a eu le disque blanc, il y a eu toute une variété,
07:29une profondeur extraordinaire dans leur oeuvre.
07:31Et moi, je me suis dit que si je refais sans arrêt le même film,
07:36il ne va pas s'améliorer à chaque fois.
07:39Il va perdre son but peu à peu.
07:41Alors, au contraire, j'essaie de faire des choses nouvelles pour élargir justement mon propre horizon.
07:46Quelquefois, je me plante, mais l'erreur, l'échec même est essentiel pour se développer.
07:53J'essaie de me développer.
07:54Vous disiez tout à l'heure, James Gray, que beaucoup d'Américains
07:58essayent de s'extraire de leur milieu social et que vous,
08:02vous voyez un certain déterminisme qui existe dans la classe sociale.
08:06Il y a aussi un autre mythe américain, c'est le melting pot.
08:09Et ça aussi, on voit dans vos films que vous le mettez à mal.
08:13Votre grand-père, avoue, il a fui les pogroms d'Ukraine en 1923.
08:17Vous, vous êtes né dans le Queens.
08:19Vous avez des parents juifs, russes.
08:21Ce melting pot américain, il existe aujourd'hui à quelques mois des élections présidentielles aux Etats-Unis
08:27ou est-ce que c'est un mythe ?
08:29Vous savez, la réponse est toujours un petit peu compliquée.
08:35Les deux choses ne sont pas toujours aussi simples.
08:40Le pays, certes, est un melting pot, mais vous avez des petites enclaves d'ici et là qui ne se mêlent pas.
08:48Au bout d'une ou deux générations, bon, les choses, peut-être, finissent par se mêler davantage.
08:56Mais qu'est-ce que vous avez à New York ?
08:58Chinatown, les Télédéssals, Harlem hispanique, ces clans, ces quartiers ne se mêlent pas.
09:06Donc cette idée de melting pot peut-être vraie, mais elle prend du temps à se concrétiser.
09:11Et c'est une véritable contradiction dans la société américaine, cette difficulté d'intégration.
09:17Vous montrez dans Armageddon Time la discrimination qui peut être liée aussi à la couleur de peau,
09:22avec le camarade de votre personnage qui est puni alors que lui ne l'est pas, lui qui est blanc.
09:29Est-ce qu'aujourd'hui, à votre avis, une femme noire peut être élue à la présidence des Etats-Unis ?
09:34Bien sûr qu'elle pourrait. Elle pourrait l'être. Enfin, en tout cas, le scrutin est serré.
09:40On ne sait pas comment les choses vont se faire, mais c'est moins un problème aujourd'hui qu'avant.
09:49Enfin, je veux dire qu'il y a certes des quartiers où les gens ont un taux d'instruction, des problèmes économiques, un racisme enraciné.
10:00Ça existe, mais ce n'est pas le cas du pays entier. En fait, comme je l'ai dit, deux contradictions peuvent exister en même temps.
10:09Il y a des parties du pays qui sont très rétrogrades et d'autres, au contraire, qui sont très progressistes.
10:16Alors, elle peut être élue. Est-ce qu'elle le sera ? Je ne sais pas.
10:19Là, on parle évidemment de Kamala Harris qui est la candidate démocrate.
10:23Elle sera face à Donald Trump et c'est drôle parce que dans un de vos films, on rencontre la famille Trump.
10:28Je parle encore d'Armageddon Time. Ils sont dans le conseil d'administration de l'école privé que fréquente votre héros.
10:36Ils incarnent quoi dans ce film, en fait, les Trump ?
10:39Ils incarnent l'idée même du privilège, la notion même de puissance, de richesse imperturbable.
10:55Et puis, devant une crise, devant une difficulté, lorsqu'il y a la moindre adversité, vous avez le discours de Jessica Chastain qui se met à la place de l'opprimé.
11:07On voit les deux aspects d'une société. On peut être à la fois l'oppresseur et l'opprimé.
11:14Dans les problèmes assez complexes, on peut prétendre être maître de la vertu tout en agissant dans le sens inverse.
11:25On ne voit pas, en tout cas, la communauté juive aux États-Unis qui a toujours essayé de se cacher, de s'intégrer.
11:32Le cinéma américain était essentiellement créé par des Juifs qui n'avaient pas accès à d'autres secteurs d'activité,
11:40qui ont quitté New York pour créer l'industrie du cinéma en Californie.
11:44Et jamais ils n'ont parlé de leur judaïté dans le système des studios américains.
11:51C'est très, très rare que les Juifs parlaient de leur judaïté parce qu'ils voulaient s'intégrer.
11:55Ils voulaient faire un produit qui s'intégrerait, qui trouverait sa place naturellement.
11:59Moi, je voulais parler de tout cela, de toutes ces tendances qui sont quelquefois conflictuelles.
12:04C'est ça qui rendait l'histoire intéressante.
12:06Vous parlez des personnes juives. On les voit, ces familles juives, dans vos films dans Little Odessa,
12:10on les voit dans Armageddon Time, on les voit dans Two Lovers aussi.
12:14Est-ce que vous observez, vous, James Gray, une montée de l'antisémitisme,
12:18comme on a pu le voir dans d'autres pays, avec la guerre au Proche-Orient ?
12:22Oui, la réponse en deux mots, c'est que oui, il y a une montée d'antisémitisme.
12:28Mais la véritable question est de savoir, en fait, depuis combien de temps cette antisémitisme a existé ?
12:35Cet antisémitisme était là, il ne fait que se manifester de manière plus ouverte.
12:40Et là, je n'ai pas la réponse.
12:42Mais ce que je peux vous dire, c'est que les événements de Gaza, bien sûr, sont tragiques.
12:48Et personne, pour dire le contraire, s'en a la moindre conscience.
12:53Mais en même temps, vous avez cette indignation sélective.
12:57Vous avez des gens qui ont choisi ce trajet-là par rapport à plein d'autres à travers le monde.
13:03Moi, ce que je dis, c'est qu'il y a toujours eu une recrudescence d'antisémitisme.
13:11Maintenant, on en parle parce que c'est quelque chose qui remonte à la surface.
13:15Autrefois, c'était davantage caché.
13:17En dernier mot, votre prochain projet, quand est-ce qu'on vous retrouve, James Gray ?
13:20Alors, pour l'instant, je ne sais absolument pas.
13:24Je ne peux pas vous répondre. Je travaille tous les jours.
13:27J'ai toutes sortes de fiches de notes que je mets un peu partout.
13:33Il y a quelque chose que je suis en train d'essayer de monter.
13:37Mais pour créer une œuvre originale dont on peut espérer qu'elle aura de la richesse,
13:43de la profondeur, de toutes les qualités que l'on espère pouvoir créer, ça prend du temps.
13:50Ça prend du temps et je ne suis pas rapide.
13:53Je travaille seule la plupart du temps.
13:56J'essaie d'avoir un dialogue avec soi-même. Ce n'est pas toujours facile.
13:59Donc, peut-être que j'aurai quelque chose à proposer dans 4 ou 5 mois.
14:04Mais pour l'instant, c'est toujours encore...
14:07Comment vous dire ?
14:11Ce sera une œuvre sur ma famille, mais pas de mon point de vue.
14:18Peut-être du point de vue de mes parents.
14:21Peut-être 5 ou 10 ans après l'histoire de Darmageddon Time.
14:28Peut-être quelque chose qui sera lié à l'histoire dramatique de mes parents.
14:37Donc, une histoire assez personnelle, mais avec un élément de polar, un film noir un peu.
14:43Le réalisateur James Gray, à qui le festival de Deauville vient de rendre hommage.
14:48Festival qui s'achève donc aujourd'hui et dont France Inter est partenaire.
14:51Merci beaucoup James Gray de nous avoir répondu sur Inter.
14:54You're so welcome. I've enjoyed it.
14:56Un remercie à vous.