Jean-Marc Turine sur la pédocriminalité dans l'Eglise : "Nous ne sommes pas des victimes, nous sommes des survivants"

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Plusieurs victimes d’abus sexuels commis au sein de l’Eglise ont décidé de rendre publique une lettre adressée au pape François à l’approche de sa visite en Belgique du 26 au 29 septembre. Jean-Marc Turine, aujourd'hui âgé de 78 ans, est est l’un des auteurs du texte. Il y a deux ans, grâce au livre "Révérends pères", il a brisé le silence autour des violences et abus sexuels qu’il a subis, il y a 63 ans, alors qu’il était élève au collège Saint-Michel à Etterbeek.
ll nous explique les revendications portées dans cette lettre adressée au pape.

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Transcript
00:00Je m'appelle Jean-Marc Thurine, je suis âgé, j'ai 78 ans, j'ai écrit un livre très âgé, déjà à 75 ans, il est sorti quand j'avais 75 ans,
00:13un livre qui raconte dans le détail, assez bien dans le détail, sans tomber dans la pornographie et la saloperie,
00:23ce que j'ai vécu au Collège Saint-Michel durant ma scolarité, de la part de père jésuite, comme on dit, qui était deux profs,
00:33et l'autre c'était le photographe du Collège.
00:38Ça a commencé quand j'avais 12-13 ans, au moment de, j'étais cancre, mais ça je m'en fiche,
00:45j'avais une assez belle voix de soliste, et je chantais dans la chorale du Collège,
00:49et par moments j'étais soliste au nom des grandes messes de Noël ou de Pâques,
00:56et mon premier prédateur c'est mon prof de sixième latine, et surtout directeur de la chorale.
01:05Et puis ça s'est enchaîné pendant des années avec d'autres.
01:10Ce que je veux dire, c'est qu'aujourd'hui le Pape, qui est jésuite, vient à Bruxelles, et en Belgique, je ne sais pas, sans doute,
01:24il va se rendre au Collège Saint-Michel, où il va rencontrer un certain nombre de jésuites,
01:31et donc comme nous avons été invités tous et toutes, victimes de prédateurs sexuels qui fonctionnent ou fonctionnaient au sein de l'Église,
01:44nous avons été invités par les évêques à écrire au Pape une lettre,
01:50et en nous promettant que chaque lettre serait remise à sa sainteté.
01:55Bon, on veut bien le croire.
01:58Donc avec un ami, également victime à Saint-Michel, avec qui je suis en contact depuis maintenant deux ans,
02:06puisque c'est à la suite d'un texte que j'avais écrit et proposé à France Culture, qui a été élu pendant une heure,
02:14qui part de même titre que le livre, à savoir Révérend Père.
02:17Nous sommes en contact et nous nous sommes rencontrés, aujourd'hui il vit en Colombie,
02:23il avait besoin de quitter tout ça parce qu'il avait également souffert et été complètement détruit par ce qu'il avait vécu,
02:33comme beaucoup d'autres d'ailleurs.
02:36Avant de dire pourquoi nous avons écrit cette lettre, il faut aussi reconnaître qu'en février 2022, lorsque le texte à France Culture a été diffusé,
02:48le jour même, les jésuites ont réagi à Paris, parce que le provincial de la province francophone d'Europe est à Paris,
02:59et j'ai été en contact avec un certain Thierry D'Abelstein, qui est aujourd'hui le provincial,
03:05et tout de suite ils avaient, parce que je n'avais pas donné les noms de mes criminels, mais j'avais donné des initiales,
03:14et déjà, quand j'ai eu l'occasion de téléphoner à Thierry D'Abelstein, dès le lundi, parce que c'était un samedi la diffusion,
03:23dès le lundi matin, il avait déjà repéré les quatre personnes qui m'ont agressé.
03:30Nous avons écrit cette lettre au peuple.
03:32Qu'est-ce qu'il y a dans cette lettre ?
03:33Alors dans la lettre, il n'y a pas seulement le fait que nous émettons un certain nombre de propositions dont je vais parler,
03:40mais également le fait qu'il est temps peut-être de remettre en question le célibat, qui n'est pas évidemment la seule cause des crimes,
03:50parce que tous les célibataires ne commettent pas de crimes.
03:53Mais enfin, ça ne peut qu'engendrer des difficultés pour certains, et que si les prêtres avaient la possibilité, la liberté de choisir leur manière de vivre,
04:04moins de crimes seraient commis, ça me semble une évidence personnelle.
04:10Il y a aussi le fait qu'on peut critiquer l'homosexualité, on peut éventuellement critiquer l'avortement, ce qui est absurde à mes yeux,
04:20s'il y a une logique, mais dans le même temps, il faut condamner radicalement tous les prêtres qu'on connaît et qui ont commis des crimes de pédocriminalité.
04:31Ce qui n'est pas le cas, parce que par exemple, Mgr Barbarin en France, qui a été condamné par la justice française par rapport au silence qu'il aurait entretenu
04:45à l'égard de connaissances qu'il avait par rapport, de nouveau, à des crimes commis par des prêtres, dans la mesure où il est allé en appel,
04:54ce qui est toujours possible pour un condamné, le Vatican, c'est-à-dire le pape François, n'a pris aucune sanction et a refusé sa démission.
05:03Donc il y a là quelque chose de, comment dire, d'une injustice et d'une incompréhension. Il n'y a pas de vrai discours par rapport à ce qu'on appelle les victimes,
05:14un terme que nous refusons de plus en plus, parce que quand on est victime, c'est comme si on subissait toute sa vie quelque chose.
05:23Or, il y en a encore sans doute qui le subissent. Mais pour ceux qui ont décidé de prendre la parole, pour ceux qui ont décidé de témoigner,
05:36il nous semble que le terme est plus juste, le terme de survivant et de survivante, parce qu'il y a comme une prise de conscience de ce qui a été vécu
05:48avec un refus radical qui est exprimé. Tant qu'il n'est pas exprimé, sans doute qu'il est possible de parler de victime.
05:56Bon, il ne faut pas rigoter sur ce terme, mais c'est comme ça. Donc le pape, non. On attend du pape quelque chose de...
06:03comme s'il y avait un avant la visite à Bruxelles et un après, que les gens ne peuvent plus, dans l'Église, pour les laïcs chrétiens et pour toute la société,
06:15qu'un avant et un après à cette visite. On attend du pape, effectivement, une parole radicale. Et ce qui n'est pas rien, c'est une réparation financière.
06:27Tout le monde le sait. La richesse de l'Église est immense. Il faut que chaque victime dans le monde, et qui ne parle pas simplement aujourd'hui à la petite Belgique
06:38et demain à la France et puis à l'Italie. Non. Il faut que sa parole... Puisque l'Église, ce vœu universel, il faut reconnaître l'universalité des crimes.
06:48Partout. En Afrique, en Asie, en Amérique latine et en Europe. Et en Amérique du Nord. Et la compensation financière doit... c'est pas des clopinettes.
07:02Parce que, par exemple, quand j'ai déclaré ce que j'avais vécu au Jésus-Christ à Paris, on m'a demandé d'évaluer. Je ne sais pas si dans l'Église totale, globale, il y a la même démarche.
07:21On me demande comment évalue-tu ce que tu as perdu comme argent. Alors qu'est-ce qu'il y a dont on peut parler ? C'est souvent l'absence de travail régulier.
07:33Parce que nous sommes peut-être incapables d'avoir ce type de travail, d'avoir une carrière, comme on dit. D'autres peuvent l'avoir, mais certes, beaucoup ne l'ont pas.
07:45Il y a les frais dûs à la consommation d'alcool ou de drogue. Moi, j'ai quitté l'alcoolisme tout en écrivant ce livre. Donc il y a peu de temps.
07:57Il y a les frais psychologiques, les frais de médicaments, etc., etc. Vous savez qu'on arrive à des sommes pas mal. Entre 350 000 et 500 000 €, si on l'estime comme ça.
08:11Parce que c'est ça la réalité aussi. Ce n'est pas de demander pardon. Oh là là, l'Église n'a pas bien fait, nanani. Non. Que l'Église paie. Comme tout le monde paie.
08:21Comme on ne peut pas attaquer en justice le Pape ni le Vatican parce qu'il y a une protection diplomatique ou que sais-je, il faut que l'Église admette qu'elle est coupable de quelque chose.
08:33Libérer une parole, ça prend un temps fou. Parce qu'on mesure mal la profondeur de la destruction. Parce qu'il y a quelque chose de... Dans ce viol commis par ces prédateurs, j'en suis convaincu, il y a une volonté de mise en mort.
08:55On est tués, d'une certaine façon. Parce que quand il y a des gestes à répétition sur plusieurs années et qu'au collège Saint-Michel, pour ne parler que de celui-là, c'est le cas que je connais le mieux, j'ai été agressé dans les années 60.
09:14Bruno a été attaqué dans les années 80 par les mêmes. Un autre signataire de la lettre a été agressé entre 84 et 88 par le même au départ. Le même qui m'a agressé en 60. Et ce bonhomme est mort en 2002. Donc c'est pas mal.
09:33Donc après, par rapport à cette mort, parce qu'on la traîne cette mort, il n'y a rien à faire. Je ne parlerai pas au nom de toutes les femmes ou tous les hommes violés, ça je ne peux pas le faire, mais par rapport à des prédateurs qui ont un comportement à répétition, je suis sûr qu'ils ont conscience qu'ils mettent à mort la personne.
09:57Il y a dans l'âme quelque chose d'atteint définitivement. Il y a une blessure qui est si intense et si profonde qu'au final, tout est presque égal. Plus rien de plus grave ne peut m'atteindre.
10:22Ce que j'ai vécu quand j'avais 12 ans, 13 ans, 14 ans, pour les filles comme pour les garçons. Parce que je ne fais pas de différence entre les filles et les garçons qui sont violés. Pour moi, c'est le même crime.
10:35Et voilà, il y a quelque chose d'une atteinte tellement profonde que comment fait-on pour s'en sortir ? Il y en a qui s'en sont sortis, je le sais. Mais pour l'essentiel et pour les trois quarts, ou peut-être même les 9-10e, c'est une remontée impossible. On est en apnée d'une certaine façon de cette chose qui s'appelle la vie.

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