• il y a 6 mois
Le Général François Lecointre, ancien Chef d'Etat-Major des armées et Grand chancelier de la Légion d'honneur est l'invité du Grand Entretien de ce lundi 22 avril. Il publie "Entre Guerres" aux éditions Gallimard. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-lundi-22-avril-2024-7558689

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Transcription
00:00 Il est 8h24.
00:02 France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10.
00:08 Et avec Léa Salamé, nous recevons celui qui fut chef d'état-major des armées de 2017 à 2021,
00:15 aujourd'hui grand chancelier de la Légion d'honneur.
00:18 Il publie « Entre-guerre » chez Gallimard, vous pourrez dialoguer avec lui au 01-45-24-7000
00:25 et sur l'application France Inter.
00:28 Général François Lecointre, bonjour.
00:30 Bonjour.
00:31 Et bienvenue à ce micro, votre livre est un récit autobiographique
00:36 et ce qui marque d'abord c'est la sobriété, la dignité dans la manière dont vous retracez votre parcours,
00:44 de votre vocation pour l'armée née dans l'enfance jusqu'à votre retraite,
00:49 prise quelques mois avant le retour de la guerre en Europe
00:52 et l'attaque de l'Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine.
00:55 C'est un portrait fascinant, parfois complexe de votre vie militaire,
01:00 on y lit des descriptions glaçantes de votre expérience d'officier en Somalie, au Rwanda, à Sarajevo,
01:08 des réflexions également sur la condition humaine, sur l'héroïsme, la fraternité, le courage, la peur, la mort et la cruauté.
01:17 Avec ce livre, François Lecointre, vous vouliez nous dire, nous faire comprendre
01:23 ce que c'est d'être soldat au XXIe siècle, un siècle qui a commencé dans une sorte d'euphorie occidentale
01:32 où l'on pensait que la guerre s'était finie, c'était ça le but ?
01:37 Oui, je pense que l'idée c'était de dire aux Français qui l'ont oublié ce que c'est que cette réalité du combat,
01:46 parce que le terme "guerre" est toujours un terme très compliqué et qui peut appeler beaucoup de sémantiques différentes
01:55 et d'explications et de définitions différentes, alors que ce dont je parle c'est vraiment la façon dont tous nos soldats,
02:03 tous ceux que j'ai commandés, tous ceux que j'ai accompagnés, tous nos soldats encore aujourd'hui,
02:07 sont confrontés à cette réalité qui s'impose à eux, qui s'impose à tous les soldats du monde,
02:12 et comment quelle que soit la qualification que l'on peut donner aux conflits dans lesquels ils sont engagés,
02:18 comment cette réalité à laquelle ils se confrontent les amène à vivre une forme d'humanité particulièrement dense,
02:28 et c'est cela que je voulais montrer, parce que cette vie très intense, très humaine, très fraternelle que vivent nos soldats,
02:37 je pense qu'elle est de nature aussi à inspirer notre société, et qu'en réalité en se passant de la compréhension de ce qui se passe,
02:46 de ces drames qui se nouent tous les jours, de la façon dont leurs soldats portent leur volonté collective,
02:53 nos concitoyens se privent de quelque chose qui, pour moi, est un ferment de vie commune et de vie fraternelle.
02:59 Oui, vous avez des mots durs sur… Vous parlez d'indifférence, d'ignorance délibérée de la plupart de nos concitoyens face à l'armée, face à nos soldats.
03:08 Vous parlez aussi dans le livre de l'apathie, du désarmement moral de nos concitoyens ces 40 dernières années,
03:14 quand les Européens croyaient, au fond, à la fin de l'histoire, à la fin de la guerre.
03:17 Vous dites d'ailleurs que les Américains, eux, n'ont pas désarmé, alors que les Européens ont désarmé.
03:22 Et cette douleur intérieure que vous évoquez là, cette douleur intérieure d'avoir été soldat, d'avoir été un militaire, dans cette indifférence et cette ignorance des Français ?
03:34 Oui, alors d'abord, c'est une douleur que moi, j'ai ressentie comme tous mes soldats, mais que nos familles ressentent aussi.
03:40 Et ça me paraît très important parce qu'on ne peut pas penser les armées sans penser la communauté des armées.
03:46 Et la communauté des armées, c'est aussi les épouses, les enfants, qui, lorsque leurs maris sont absents pendant 4 mois, 5 mois, 6 mois,
03:53 dans des conditions très dures d'existence, en risquant leur vie et en ayant à faire leur métier de soldat, c'est-à-dire à donner la mort si ça leur est ordonné,
04:01 des familles qui vivent comme si leur mari allait tous les matins au bureau et vivant face à cette indifférence de la société.
04:10 Donc, c'est très frappant. C'est quelque chose que nous ressentons tous et que moi, j'ai ressenti très fortement.
04:14 - Comment elle se manifeste, cette indifférence de la société ?
04:17 - L'exemple que je donne dans le livre, mais c'est très rapidement cité.
04:22 Ceci étant, j'ai une fille qui a épousé un officier et qui se heurte aujourd'hui exactement à la même difficulté.
04:27 C'est des amis qui vous appellent pour vous inviter à dîner.
04:31 Et puis, en fait, quand vous dites mais mon mari n'est pas là.
04:33 Bon, très bien, on va attendre qu'ils reviennent pour l'inviter, pour vous inviter tous les deux.
04:38 Donc, en réalité, la simple solitude du conjoint, parce que ça peut être une femme ou un homme du militaire qui est parti,
04:46 simplement cette solitude-là est complètement ignorée.
04:49 - François Lecointre, c'est aussi un livre où l'on découvre une plume, une âme littéraire.
04:54 Un lecteur de Bernanos, Genevois, Pérez-Reverte, Busatti.
04:59 Dès le début du livre, vous parlez de votre génération d'officiers entrés dans la carrière militaire au moment où l'on pensait que la guerre était finie.
05:07 Mais ironie de l'histoire, je vous cite 40 ans plus tard,
05:10 comme le commandant Drogo quittant le fort Bastiani dans le désert des Tartars,
05:15 je dépose mon uniforme au moment où la guerre revient, au moment où notre pays redécouvre le tragique du monde et s'en effraie.
05:23 Vous avez eu l'impression de « rater » le retour de la guerre en prenant votre retraite quelques mois avant février 2022
05:32 et la guerre lancée par Vladimir Poutine contre l'Ukraine.
05:36 Non, je n'ai pas du tout le sentiment de « rater ».
05:38 Ce qui me frappe, c'est que je pense avoir été une génération succédant à la génération de la guerre froide,
05:46 et donc une génération qui a été extrêmement engagée dans la réalité du combat.
05:50 Le paradoxe, c'est qu'au moment où je m'en vais,
05:54 cet engagement extrême dans la réalité du combat, qui a été complètement ignoré,
05:57 nos compatriotes en reprennent conscience et mesurent à quel point ce tragique-là donne du sens,
06:04 éventuellement, non seulement à la vie internationale, mais doit donner du sens à nos propres existences.
06:09 Donc c'est ce paradoxe-là que je veux mettre en avant.
06:13 Ce qui m'amuse quand vous dites que je suis littéraire, c'est que je lis beaucoup,
06:17 mais tous les soldats lisent beaucoup en réalité.
06:21 Et vous voyez cette ignorance ou cette indifférence aux armées que j'évoquais,
06:25 en fait, elle accompagne une très profonde méconnaissance de ce que sont les soldats.
06:28 Vous dites même que les soldats devraient plus écrire encore, les militaires devraient encore plus écrire.
06:32 Vous les tensez, vous leur demandez d'écrire tous les jours.
06:36 Parce que je pense que l'écriture est indispensable pour préciser sa pensée.
06:39 Donc ça me paraît être très important et que je pense que le métier d'un soldat,
06:45 c'est de passer en permanence de la réflexion à l'action.
06:48 C'est une pensée en action.
06:50 Parce que l'action, dans ce qu'elle a de plus extrême, et par ailleurs,
06:55 c'était souvent les échanges que j'avais avec le président de la République quand j'étais en fonction.
06:59 Et ce qu'apporte le soldat, quel que soit son niveau, et le chef d'état-major des armées,
07:03 parce que son métier est d'être directement au contact du président de la République,
07:07 c'est la traduction en termes concrets d'une intention, d'une vision, d'une spéculation politique.
07:14 Et la façon dont il va être capable de dire aux politiques,
07:17 "Attention, voilà ce que ça signifie précisément parce qu'il l'a vécu
07:20 et parce que ces intentions qui paraissent assez vagues, en réalité vont se traduire en mort,
07:24 en blessé, en personne que nous aurons à tuer."
07:27 Donc ça, c'est très important.
07:28 Ensuite, un soldat, quand c'est en opération extérieure, ça a beaucoup de temps à perdre.
07:33 Parce que la guerre, c'est beaucoup d'attentes, c'est beaucoup de stress, c'est beaucoup d'inactions.
07:39 - D'ennuis parfois. - D'ennuis.
07:41 - Vous racontez notamment, et ça c'est très intéressant, votre première guerre.
07:44 Enfin, une de vos premières guerres, c'est la guerre d'Irak.
07:46 - La guerre du Golfe. - La première guerre du Golfe en Irak.
07:51 Et là, vous dites que c'est une guerre d'attentes où on a surtout combattu l'ennui
07:57 quand l'offensive terrestre est lancée, vous décrivez la faim, la peur, le sentiment d'abandon
08:00 et d'inutilité que vivaient les soldats irakiens depuis plusieurs semaines de pilonnage aérien.
08:06 Ils sortent de leur cache avec des drapeaux blancs,
08:08 incapables d'assumer ce qu'aurait dû constituer une mission sacrée pour eux, la défense de leur patrie.
08:14 Il y a deux aspects dans ma question.
08:16 La première, c'est effectivement cette guerre d'ennuis.
08:18 Vous vous ennuyez parce que vous pilonnez, vous pilonnez, vous ne faites que ça.
08:21 Et ensuite, le regard que vous avez sur les soldats irakiens qui sortent le drapeau blanc.
08:26 Est-ce qu'il y a une forme de mépris pour vous ?
08:29 Vous dites qu'ils auraient dû défendre leur pays, c'est pour ça qu'ils sont soldats.
08:34 Et voilà ce qu'ils sortent, ils sortent les drapeaux blancs.
08:36 Alors, ce n'est pas précisément ça.
08:40 D'abord, l'attente, je pense que c'est le cas dans toutes les guerres.
08:43 Absolument toutes les guerres, y compris aujourd'hui sur le front ukrainien.
08:47 Et ce que j'essaye de dire dans le livre, c'est la difficulté qu'on a,
08:51 étant en préparation à la guerre, en étant en école, en apprenant son métier,
08:55 à se représenter précisément ce que va être la guerre.
08:57 Parce que la guerre a mille formes, mille visages.
09:00 Et que quand on est dans cette réalité, ce concret du combat,
09:04 c'est en réalité souvent de longues heures d'attente,
09:06 de longues heures où on subit des bombardements.
09:09 Et quelques secondes, quelques minutes, quelques heures parfois,
09:13 d'une extrême densité pour lesquelles il faut avoir été prêt,
09:16 sous tension, sous pression, jusqu'à ce moment-là.
09:19 Parce que si à ce moment-là, vous n'êtes pas prêt,
09:21 et que l'ennui vous a entraîné dans une forme d'apathie,
09:24 à ce moment-là, vous perdez.
09:26 Ensuite, moi, ce qui me frappe à ce moment-là chez les Irakiens,
09:28 et ce qui me fait me poser la question, c'est précisément ce que vous évoquez.
09:33 C'est-à-dire, qu'est-ce qui fait qu'un homme est prêt à vouloir se hausser au-dessus de lui,
09:39 jusqu'à avoir une attitude héroïque, et donc aller donner sa vie pour quoi ?
09:44 Pour son pays, pour défendre son pays ou pas, etc.
09:46 Et comment se fait-il que, et c'est vrai que ça me surprenait,
09:49 que les Irakiens, les soldats irakiens que nous avions face à nous,
09:52 à ce moment-là, avaient renoncé au combat ?
09:56 Il y a des raisons, la faim, la peur, le sentiment d'avoir été abandonné par leur chef militaire.
10:01 Mais il y avait sûrement autre chose.
10:03 Il y avait le fait que le lien entre la cause sacrée qu'ils auraient dû défendre
10:08 et leur propre vie avait été rompu.
10:11 Et ça pose forcément des questions sur ce qu'est la profonde légitimité du politique à ce moment-là,
10:15 en Irak, en Espagne.
10:16 Mais vous vous interrogez d'ailleurs sur la question de savoir si l'héroïsme ou le patriotisme
10:21 s'apprennent pour un soldat ou si c'est quelque chose d'une certaine manière d'inné.
10:26 On y vient, quoi !
10:28 - Moi, je ne pense pas que ce soit quelque chose d'inné.
10:32 D'abord, je pense qu'il y a quelque chose de très personnel et de très intime
10:36 dans ce que peut être la vocation.
10:40 Et la vocation de soldat, en particulier.
10:43 Parce que la vocation répond, en fait, à une incertitude que vous avez de vous-même
10:48 et qui va vous pousser à vous offrir à la difficulté, vous confronter à la difficulté
10:54 pour vous prouver à vous-même que cette incertitude peut être dépassée.
10:58 Et je pense donc que le soldat qui est typiquement dans une démarche vocationnelle
11:04 dans laquelle il va aller se confronter à lui-même, à la certitude qu'il a de soi,
11:07 au doute qu'il a sur lui-même, ce soldat-là va en permanence se poser des questions
11:12 sur les raisons qui motivent un tel effort sur soi, qui motivent une telle prise de risque.
11:18 Et en réalité, je vois là un véritable patriotisme.
11:21 C'est-à-dire le fait de se vouer soi-même à une destinée qui va nous dépasser,
11:26 nous ici au-dessus de nous-mêmes, et le questionnement constant à sa société,
11:32 aux politiques, qui justifierait, sur ceux qui justifieraient un tel effort de dépassement de soi.
11:38 - François Lecointre, votre carrière, c'est une vocation.
11:42 Vous avez dit le mot qui s'inscrit dans l'histoire d'une famille de militaires.
11:46 C'est en regardant votre père, commandant de sous-marin,
11:49 partir en mission dans son engin noir, long, fort, austère et intimidant.
11:55 Ça, c'est la manière dont vous le voyez quand vous étiez enfant.
12:00 C'est donc là que naît cette vocation, renforcée par l'admiration que vous avez aussi
12:06 pour l'un de vos oncles, mort au combat à 23 ans en Algérie.
12:11 Cet oncle, qu'est-ce qu'il représentait pour vous ?
12:14 C'était un modèle de courage, d'héroïsme, un héros plus accessible, plus humain
12:19 que la figure tutélaire de votre père ?
12:24 - Oui, évidemment.
12:26 Cet oncle, ça revient à ce que je vous disais à l'instant,
12:30 que je n'ai jamais connu puisqu'il est mort très très jeune.
12:33 C'était la fragilité. C'était l'humanité.
12:37 C'était la vision qu'on avait de ce très jeune homme, de son sourire,
12:42 de la photo de jeunes officiers prêts à faire un chahut,
12:47 de ce que nous en disaient nos tantes et notre grand-mère,
12:50 qui était un être qui n'avait pas encore été "corrompu" par la vie,
12:56 par la vieillesse, par d'autres choses.
12:59 Et en même temps, une très grande fragilité, une très grande humanité
13:02 qui coexistait avec la fin d'un héros, avec ce que disaient ses camarades de combat,
13:07 avec ce que disaient ses chefs quand il est mort.
13:10 Et ce rapprochement, cette espèce d'oxymore incarné entre le héros et le sourire,
13:17 entre la faiblesse, l'humanité et ce qu'on imaginait de bravoure et de courage,
13:22 faisait que j'imaginais qu'il était donc plus accessible pour moi de devenir un héros.
13:28 - On en vient à Rwanda, où vous avez été envoyé pendant le génocide.
13:32 Les pages sur le Rwanda sont très très fortes dans votre livre.
13:35 Sur le Rwanda et sur Sarajevo, sur la Bosnie également,
13:38 où vous avez été un héros, notamment au moment de l'épisode du pont de Verbagna,
13:49 où vous avez donné l'assaut et pour toute l'armée, vous vous êtes célébré,
13:52 pour tous les soldats, comme à ce moment-là, vous avez été héroïque.
13:54 Mais si je commence par le Rwanda, vous avez été envoyé pendant le génocide en 1994.
13:58 Les pages que vous consacrez à cet épisode tragique dont on commémore les 30 ans sont édifiantes.
14:03 Vous faites l'expérience de l'horreur et de l'impuissance face à l'horreur.
14:05 Vous écrivez "Nous nous sentions impuissants, ne sachant pas s'il restait des victimes à sauver,
14:10 nous heurtant à cet accueil impassiblement souriant,
14:13 à la beauté des collines bleutées dans la brume du matin,
14:16 au bel ordonnancement des plantations de thé.
14:18 Et pourtant la barbarie était là, derrière cette toile qu'il fallait déchirer."
14:22 On sent que vous faites l'expérience la plus effroyable de votre carrière au Rwanda,
14:26 que vous rencontrez le mal, vraiment.
14:29 Et vous dites "Le Rwanda a marqué beaucoup de mes hommes.
14:31 J'ai vu des soldats en état de détresse profonde.
14:34 Je m'en suis voulu de ne pas en avoir tenu compte à tant."
14:37 Vous racontez combien vos hommes ont été marqués à vie par ce qu'ils ont vu au Rwanda.
14:42 Oui. En fait, il y a deux choses dans ce que vous évoquez là.
14:48 D'abord, le mal que je découvre, le mal absolu, comme vous l'évoquez,
14:52 c'est évidemment le massacre d'Etutsi par les Hutus,
14:57 mais qui ne sont pas que le fait de militiains, en réalité.
15:01 C'est cette espèce de catharsis par laquelle une population entière se lance dans des massacres.
15:07 Ce qui rend très difficile l'identification, qui pourtant est sans doute ce qu'il y a de plus satisfaisant
15:13 de pouvoir dire "Voilà la personne la pire, voilà la personne réellement mauvaise."
15:18 Ce qu'on comprend au Rwanda, devant l'horreur de ces charniers,
15:21 c'est qu'en réalité, cette folie s'est emparée de toute une population.
15:25 Et la contemplation de cette horreur-là me fait penser qu'éventuellement,
15:29 nous ne pouvons pas en être exonérés, nous collectivement, nous, Européens.
15:34 Et qu'ensuite se fera le renvoi, nous, Français, au mal qui gît au fond de nous
15:39 et dont je ferai l'expérience plus tard.
15:41 Ensuite, ce dont je me veux, effectivement, c'est de ne pas avoir mesuré à quel point
15:49 ce traumatisme pouvait s'ancrer au plus profond du cœur de mes hommes
15:54 et à quel point, dans la durée, ça allait les faire souffrir.
15:57 Et vous racontez toujours sur le Rwanda comment vous vous retenez de tuer un milicien Hutu
16:02 qui a massacré des centaines de Tutsis.
16:04 La tentation est là, surtout après avoir découvert, vous venez de découvrir,
16:07 des fausses d'enfants tués, que des enfants.
16:10 Et vous vous retrouvez avec ce milicien Hutu, il va se faire lyncher.
16:14 Vous vous dites "Est-ce que je le laisse se faire lyncher par la foule ? Est-ce qu'on le tue ?"
16:17 Et vous écrivez "Nous tenions entre nos mains ce mal incarné, enfin désigné.
16:21 Je ne sais pas comment nous sommes revenus à la raison."
16:24 Comment on revient à la raison ? Comment on ne bascule pas dans l'animalité quand on est face au mal ?
16:28 À Sarajevo aussi, vous ferez l'expérience du risque de basculer dans l'animalité.
16:32 Vous dites "Comment avais-je pu me transformer ainsi en une créature monstrueuse de violence et d'animalité ?"
16:37 Aujourd'hui encore, j'en ferai mis de douleur et de honte.
16:40 Et ce qui est intéressant aussi dans ce livre, c'est que vous racontez à la Sorbonne plus tard,
16:44 dans une conférence avec des Français, vous racontez cette histoire du milicien Hutu
16:49 que vous trouvez que vous empêchez de tuer.
16:51 Et vous sentez dans l'assistance des gens de la Sorbonne,
16:54 pourquoi vous ne l'avez pas tué ? Pour cette revanche, ce désir de violence,
16:59 de revanche des gens autour de vous.
17:01 Et ça vous interroge sur l'âme humaine, sur l'animalité, sur la violence qu'on a en nous.
17:05 Oui, c'est-à-dire que ça me fait comprendre à ce moment-là, mais je l'avais compris déjà.
17:09 D'abord, la question qu'on se pose dans des situations comme celle du Rwanda,
17:13 c'est qu'est-ce qui fait qu'un soldat outrepasserait son rôle et se ferait justicier ?
17:21 Et de quelle justice ? La réalité, c'est qu'on n'a aucune preuve que ce milicien soit réellement un milicien.
17:26 On n'a aucune certitude que ce soit lui qui ait été un des responsables
17:30 du massacre du charnier d'enfants qu'on a dû réenterrer la veille.
17:34 Mais c'est ce que dit la population.
17:36 C'est donc très difficile à ce moment-là, sous cette pression, face à cette horreur-là,
17:40 de réellement avoir le bon réflexe, ce que je considère être le bon réflexe,
17:45 qui est de se dire "je respecte tout ennemi, tout homme, comme un homme de dignité égale à la mienne,
17:51 parce que c'est la seule façon de se sauver. Et je dois le faire en particulier vis-à-vis de mes ennemis".
17:56 Et je pense d'ailleurs que c'est un des grands dangers des interventions dites d'humanité,
18:00 c'est qu'en réalité, on emporte avec nous l'indignation de notre opinion publique,
18:05 qui n'est pas raisonnable, et qui, elle, a envie de venger, qui, elle, a une compassion terrible,
18:10 qui la conduit à vouloir que nous, en son nom, nous allions venger.
18:15 - D'ailleurs, vous parlez de la Somalie, où vous êtes intervenu à la fin des années 80,
18:20 la Somalie qui souffrait de famine, et vous dites "on n'aurait pas dû y aller".
18:24 - C'est-à-dire que je me pose la question de savoir pourquoi on y va,
18:27 alors qu'on est, au moment où on y est engagé, nous, présents à Djibouti,
18:31 en pleine guerre civile, en train de s'interposer dans cette guerre civile,
18:34 et qu'on observe une population qui souffre.
18:36 - Vous dites "on est des militaires", on n'est pas des humanitaires ou des forces de police, quoi.
18:41 - Non, je pense que les raisons d'une intervention, si elles ne sont qu'humanitaires,
18:45 doivent être interrogées, ça me paraît très clair.
18:48 - François Lecointre, vous parlez aussi de la peur,
18:51 et vous dites que la peur la plus grande, la peur ultime pour les soldats,
18:55 ce n'est pas la mort, mais c'est la torture.
18:59 - C'est-à-dire que, moi, ce que je trouve extraordinaire,
19:03 et ce qui m'a toujours le plus bouleversé, c'était ce discours de Malraux,
19:08 au moment où Jean Moulin rentre au Panthéon.
19:13 Et que je pense que la pire des peurs, celle dont on a le plus de mal à se défaire,
19:19 celle dont on a le plus de mal à surmonter, parce qu'en réalité vous êtes impuissants face à la torture,
19:23 mais que vous devez résister, c'est effectivement celle-là.
19:25 Les autres peurs, elles vous paralysent, elles vous écrasent,
19:29 vous pouvez à un moment avoir un sursaut, et un sursaut qui tient aussi à la nécessité de votre dignité propre.
19:37 Et donc vous avez un sursaut parce que vous lisez dans le regard de vos hommes ou de vos camarades
19:41 que vous devez être capable de surmonter ce moment d'avélissement.
19:45 - Vous le savez, François Lecointre, les budgets militaires ont été sensiblement augmentés
19:50 depuis qu'Emmanuel Macron est au pouvoir.
19:52 Mais le spécialiste des questions de défense, Jean-Dominique Merchet,
19:56 explique que la France ne serait pas prête à une guerre de haute intensité.
20:01 Il dit que l'armée française, armée "Banzai", c'est son expression,
20:05 ne pourrait tenir un front que de 80 kilomètres, c'est-à-dire la distance qui sépare Dunkerque de Lille.
20:11 Les échos nous disent ce matin par ailleurs que la France manque de drones.
20:15 La France est-elle prête ou non, selon vous, à une guerre de haute intensité ?
20:20 - J'ai beaucoup de mal à répondre à ça parce que je ne suis plus chez l'état-major des armées.
20:25 - C'était il n'y a pas si longtemps.
20:27 - Il y a trois ans, vous suivez toujours les affaires des armes.
20:29 - Je préfère laisser aux chefs des états-majors des armées des commentaires sur ça.
20:32 Non, très simplement, oui, on est une armée qui a été réduite à l'extrême.
20:36 Cette entreguerre a conduit effectivement à un désarmement.
20:40 Ce qu'ont fait les armées pendant cette période d'entreguerre,
20:42 c'est d'essayer de préserver un modèle qui autoriserait la remontée en puissance
20:46 parce que nous n'allions pas perdre de compétences particulières.
20:48 Mais chacune de ces compétences est aujourd'hui réduite à l'extrême
20:52 dans une armée qui, effectivement, est une armée petite.
20:55 Maintenant, quand Jean-Dominique Marchais dit
20:57 "Nous ne serions pas capables de tenir une guerre d'haute intensité",
21:00 j'en reviens à ce que nous disions au début.
21:02 Qu'est-ce qu'une guerre de haute intensité ? Je n'en sais rien.
21:04 Il y a 36 définitions.
21:06 Ce qui est vrai, c'est que nous ne serions pas aujourd'hui en situation
21:10 d'un engagement de masse dans la durée, autrement qu'en coalition ou avec une alliance.
21:17 - Oui, parce que la question se pose, d'autant plus si Donald Trump arrive au pouvoir.
21:21 Clairement dit, les États-Unis ne seront pas nécessairement
21:24 aux côtés d'un pays de l'OTAN attaqué.
21:27 Ça veut dire qu'on serait seul ? On a les moyens d'être seul ?
21:31 - On est toujours membre de l'OTAN, quand même.
21:34 Même si le président Trump dit "Les États-Unis n'interviendront pas",
21:38 il y a des obligations qui sont faites aujourd'hui aux Américains
21:40 parce qu'ils sont membres d'une alliance
21:42 et qu'il y a des contraintes en droit qui les lient à leurs alliés.
21:46 Je pense pas que le problème se poserait immédiatement.
21:48 Mais il va se poser à terme, évidemment.
21:50 Ma conviction profonde, c'est qu'il faut que les Européens soient capables
21:53 d'assumer une forme d'autonomie qui rétablira des liens
21:59 qui ne soient plus de vassalité au sein d'une alliance
22:01 entre les Européens et les États-Unis.
22:03 - Rémi, sur la piste France Inter, est-ce qu'on paie toujours
22:05 la disparition du service militaire obligatoire ?
22:08 - Honnêtement, ce service militaire obligatoire n'était plus tenable.
22:15 D'abord parce qu'on ne concernait que les hommes
22:19 et qu'aujourd'hui on ne peut pas imaginer une obligation
22:22 d'une telle nature qui ne concernerait que les hommes.
22:24 Et le recréer en y incorporant une classe d'âge de 700 ou 800 000 jeunes gens,
22:33 c'est aujourd'hui, me semble-t-il, dans les médias, en dehors de nos moyens.
22:37 Maintenant, si on décide qu'on le fait, il va falloir faire d'autres choix.
22:41 - François Lecointre, l'EA demande souvent à ses invités en fin d'interview
22:45 "liberté, égalité, fraternité", vous choisissez quoi ?
22:49 Après avoir lu votre livre avec l'EA, on a une petite idée,
22:54 on se dit que ce serait "fraternité" ?
22:56 - Oui, c'est "fraternité" évidemment, mais je reviens sur ce que vous disiez,
22:59 Madame Salamé, j'ai pas été un héros.
23:02 On est collectivement héros.
23:04 Et on vit collectivement la nécessité de surmonter la peur,
23:09 on vit collectivement la capacité à maîtriser son animalité
23:13 et ensuite d'ailleurs, on vit collectivement ce sentiment très puissant
23:17 qui est de la dépendance que nous avons les uns des autres
23:21 et je pense que c'est ce qu'il y a de plus beau.
23:23 - D'où la fraternité. - D'où la fraternité.
23:25 - Merci infiniment François Lecointre.
23:27 "Entre guerre", votre livre est publié chez Galimar.

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