Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue, chercheuse au CNRS, auteure de "Le frérisme et ses réseaux. L’enquête" (Odile Jacob), est l'invitée de 7h50. Depuis la sortie de son livre, elle est visée par des menaces de mort.
Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
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00:00 Il est 7h48, Léa Salamé, votre invitée ce matin est anthropologue et chercheuse au CNRS.
00:06 Bonjour Florence Bergeau-Blackler, merci d'être avec nous ce matin, vous êtes effectivement
00:10 chercheuse au CNRS, vous êtes anthropologue, vous travaillez depuis 30 ans sur la question
00:14 de l'islamisme et on vous a invitée ce matin parce que vous êtes, depuis la publication
00:18 de votre dernier livre « Le frérisme et ses réseaux » préfacé par Gilles Kepel
00:22 aux éditions Odile Jacob, eh bien vous êtes menacée de mort.
00:25 Vous êtes même aujourd'hui la seule chercheuse française à vivre sous protection policière
00:29 sur le territoire français et cela est tout simplement inacceptable dans notre pays.
00:35 On a le droit d'être en désaccord avec votre livre, vous pouvez être contestée
00:38 et critiquée sur le fond de votre propos scientifique et d'ailleurs il l'est, critiqué
00:42 votre livre, mais il ne mérite en aucun cas que vous soyez menacée de mort.
00:47 France Inter tenait à le rappeler ce matin et à vous donner la parole pour qu'on comprenne
00:51 bien votre situation madame.
00:52 Vous êtes venue accompagnée de policiers ce matin à la radio et ils ne vous lâchent pas.
00:56 Oui c'est ça, depuis effectivement un peu plus d'un mois maintenant je suis accompagnée
01:01 de deux officiers de police qui viennent avec moi partout où je vais.
01:07 Vous ne pouvez plus sortir de chez vous sans être accompagnée par les policiers.
01:11 Mais c'est une protection je pense indispensable.
01:13 Indispensable, pourquoi ? Votre livre pour être précis a été publié en janvier dernier,
01:19 vous avez reçu des intimidations, des menaces immédiatement ?
01:21 Alors pas des menaces de mort immédiatement, ça a d'abord commencé par des sortes d'intimidations
01:27 à l'intérieur de l'université, c'est-à-dire des éléments de l'université proches des
01:31 milieux frérisses qui ont commencé à faire circuler des calomnies à mon égard.
01:38 Et puis au sujet du livre, en m'accusant d'être islamophobe, raciste, que ce que je racontais
01:43 c'était le protocole des sages de Sion, que j'étais comparable à Drummond, Vaché
01:49 de Lapouge, les anthropologues racistes et antisémites.
01:52 Donc c'était évidemment très très surprenant que ça vienne des milieux frérisses de l'université.
01:57 Je vais revenir sur cette expression "les milieux frérisses de l'université", on va
02:01 y venir, mais juste pour comprendre, et ensuite vous avez reçu des menaces de mort qui ont
02:04 été jugées très sérieuses par la police.
02:07 Oui c'est ça, un certain nombre de menaces qui viennent de France et de l'étranger,
02:11 je dois dire, et qui effectivement ont abouti notamment à l'arrestation d'un personnage
02:18 qui est maintenant écroué.
02:19 Vous serez reçu cette après-midi à votre demande par le ministre de l'Intérieur Gérald
02:24 Darmanin et la ministre de l'Enseignement supérieur Sylvie Retailleau.
02:26 Qu'est-ce que vous voulez leur dire ? Pourquoi vous avez demandé à les voir ?
02:29 J'ai demandé au ministre de l'Intérieur de me recevoir, c'était déjà il y a trois
02:34 ou quatre semaines, parce que je voulais leur parler de la situation des chercheurs
02:39 aujourd'hui, notamment ceux qui travaillent sur l'islamisme.
02:42 Nous ne sommes plus qu'une poignée.
02:44 Gilles Kepel part à la retraite.
02:46 Nous sommes vraiment démunis, nous n'avons pas de moyens de recherche.
02:50 Nous ne pouvons pas former des étudiants parce que nous ne pouvons pas les mettre
02:54 en danger.
02:55 Nous ne pouvons pas non plus nous exprimer à l'université, on l'a vu avec la Sorbonne
03:00 quand ma conférence a été suspendue.
03:02 Et c'est tout ça que vous voulez lui dire tout à l'heure ?
03:03 Et donc je voudrais à la fois m'adresser à la ministre de l'Enseignement supérieur
03:08 pour lui dire qu'il y a peut-être des choses à faire.
03:11 Le code de l'éducation est assez précis sur ces questions de protection des chercheurs
03:16 et des enseignants.
03:17 Et à M.
03:19 Darmanin que peut-être il faut proposer des moyens de protection spécifiques pour les
03:24 chercheurs qui travaillent sur ce genre de sujet.
03:26 Alors vous parlez de la Sorbonne.
03:27 La controverse entourant votre livre a été relancée au début du mois parce que vous
03:30 deviez donner une conférence le 12 mai dernier à la Sorbonne et que cette conférence a
03:34 été suspendue.
03:35 Elle a été reportée au 2 juin prochain.
03:37 C'est confirmé le 2 juin ?
03:38 Oui, c'est confirmé.
03:39 L'université a évoqué, pour expliquer cette suspension, des problèmes de sécurité.
03:44 Vous avez compris, vous, les raisons de la suspension de cette conférence le 12 mai
03:47 dernier ? L'université a été fébrile à vos yeux ? Elle a eu peur ?
03:50 Alors c'est effectivement la doyenne de la faculté de lettres de la Sorbonne qui
03:54 a informé le directeur du DU qui m'avait invité pour cette conférence que la conférence
03:59 était suspendue.
04:00 Mais nous ne savions pas jusqu'à quand.
04:01 Et cela, 4 jours avant que je puisse la donner.
04:04 Pourquoi votre avis ?
04:06 Les raisons qui ont été invoquées sont celles de la sécurité, ce que je comprends
04:10 effectivement, étant menacée de mort.
04:12 Mais seulement le rectorat avait donné son aval.
04:14 Il n'y avait pas de problème de sécurité.
04:17 Enfin en tout cas, c'était bien pris en compte.
04:20 Et moi, de mon côté, je n'avais pas d'éléments, de signes qui montraient que la conférence
04:25 avait des raisons d'être annulée.
04:27 Et donc je l'ai su.
04:29 On ne m'a pas contacté, on ne m'a rien dit à part que ma conférence était suspendue.
04:32 Florence Bergeau-Balaclaire, une tribune a été signée par 800 personnes dont plus
04:37 d'une centaine venant du monde de l'université et de la recherche, dont Elisabeth Badinter,
04:42 Boalem Sansal et d'autres, pour vous soutenir.
04:45 Vous trouvez que le milieu de la recherche vous a soutenu suffisamment ?
04:48 Alors le milieu de la recherche m'a soutenue en partie parce qu'il a été ému effectivement
04:54 par cette situation où d'un chercheur menacé de mort, ce n'est quand même pas si fréquent.
04:59 Maintenant c'est vrai que le milieu immédiat, le CNRS, mon laboratoire, les gens qui travaillent
05:05 sur ces sujets ont été très en retrait avec des soutiens, je dirais confidentiels,
05:11 pour ne pas eux-mêmes être atteints par ce problème, par ces cabales en fait.
05:16 Donc on voit quand même qu'il y a un climat à l'université qui est très délétère
05:21 en ce moment.
05:22 Il faut dire quand même que dans votre livre, vous mettez en cause l'université française.
05:25 Quand vous écrivez, je vous cite, "les universités sont les premières cibles de l'entrisme
05:30 frériste par l'islamisation de la connaissance".
05:32 Qu'est-ce que vous voulez dire concrètement ?
05:34 Alors je ne mets pas en cause les universités mais j'explique dans mon livre que l'avance
05:40 du frérisme se fait non seulement territorialement mais par secteur.
05:43 C'est-à-dire que l'université, comme le domaine médical, comme la justice, comme
05:50 la police, ce sont des domaines qui ont été donc ciblés par les frères musulmans à
05:54 partir des années 80-90 pour essayer d'infiltrer ces milieux et à terme les influencer.
06:02 Et l'université a été une des premières cibles de ces mouvements-là.
06:06 Mais quand même, quand vous parlez d'université infiltrée par l'idéologie frériste, du
06:10 wokisme qui serait instrumentalisé par le mouvement frériste, que vous écrivez "la
06:15 cancel culture doit disparaître des amphis", est-ce que vous n'affaiblissez pas votre
06:20 message ? Est-ce que vous n'allez pas trop loin ? Est-ce que vous ne participez pas vous-même
06:23 à une politisation, à une idéologisation de la recherche que vous dénoncez en même
06:27 temps ?
06:28 Alors moi je ne suis pas responsable de l'usage et de l'utilisation qu'on fait de mon message.
06:32 Je ne me suis pas intéressée à l'islamisme depuis hier.
06:35 Ça fait 30 ans que je l'ai vu évoluer.
06:37 Ça fait 30 ans que je dis "attention, on a un problème avec ça".
06:40 Et de plus en plus, en fait, je voyais ma parole réduite parce que ces milieux étant
06:45 effectivement infiltrés, je devenais leur cible.
06:49 Et donc pendant des années au CNRS, j'ai été mis un petit peu de côté.
06:53 Je n'avais plus de moyens de recherche.
06:55 Je n'avais plus moyen aussi d'avancer dans ma carrière.
06:59 Et ça a été très difficile.
07:01 Et là je tire la sonnette d'alarme tout simplement parce que je suis menacée et que
07:05 je risque ma vie.
07:06 Et on l'entend et c'est pour ça qu'on vous donne la parole ce matin.
07:10 Il faut dire aussi que vos travaux sont contestés par certains chercheurs.
07:13 Leur méthodologie est contestée, leur scientificité est contestée.
07:17 Je cite notamment François Burga, ancien directeur de recherche au CNRS, qui dénonce
07:21 sur son blog "les limites méthodologiques étroites de votre enquête, des résultats
07:24 hors sol ou encore une description de l'objet frériste sans contre-perspective, contradictoire,
07:29 autre que grossièrement caricaturée".
07:30 Qu'est-ce que vous répondez à ça ?
07:31 Tout simplement que ce sont des extraits aimables en réalité dans les articles qu'il
07:39 a produits contre moi.
07:40 C'est lui qui m'accuse de racisme, d'islamophobe, de ce que j'ai dit tout à l'heure.
07:44 C'est parce que ces gens-là, qui sont très proches des frères musulmans, et François
07:51 Burga l'est, sans conteste, et il le dit, ces gens-là ont excité les réseaux sociaux
07:58 et qui ont conduit à des menaces beaucoup plus sérieuses.
08:02 Pour le moment, je n'ai reçu aucune réfutation sérieuse de mon travail.
08:06 Ce qui est normal, ça met toujours du temps, il faut lire un livre de 400 pages, c'est
08:09 tout à fait normal.
08:10 Pour le moment, ce ne sont que des propos diffamatoires et je vais ester en justice
08:16 pour que ça ne se reproduise pas.
08:18 Et juste d'un mot, pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le frérisme dans ce livre ?
08:22 Vous écrivez, je définis le frérisme comme un projet intellectuel, politico-religieux,
08:26 visant l'instauration d'une société islamique mondiale.
08:28 Le "Halal way of life", formule popularisée par le marché halal international, pourrait-être
08:33 son slogan.
08:34 Vous le comparez au système totalitaire.
08:36 Pourquoi ? En quoi ?
08:37 Alors justement, je n'utilise pas l'expression totalitaire.
08:42 J'essaye de montrer à partir d'autres outils, notamment ceux de la sociologie et des organisations,
08:46 qu'on a affaire à un système d'action qui a pour but de rassembler l'ensemble des
08:51 composantes de l'islam pour l'amener vers la prophétie califale, c'est-à-dire le
08:57 califat, la société islamique mondiale.
08:59 C'est un projet que les frères musulmans n'ont jamais caché et qui continue à s'exercer
09:06 contre l'Occident.
09:07 Vous vous dites, vous expliquez qu'ils veulent…
09:09 Ce n'est pas contre, c'est accompagner toutes ces tendances pour que la société
09:13 devienne sharia compatible et qu'à terme, la société devienne islamique.
09:17 C'est un projet généreux selon eux.
09:22 Ils utilisent des moyens pacifiques adaptés à nos sociétés qui sont plutôt ceux de
09:27 l'antrisme et de l'infiltration.
09:28 Je ne proteste pas contre ça, je dis simplement que ça fonctionne comme ça.
09:34 Et comme je suis soucieuse des conditions de possibilité de la recherche et de l'université,
09:38 je prends position en disant attention.
09:41 Le frérisme et ses réseaux, l'enquête, préface de Gilles Kepel, c'est aux éditions
09:44 Audile Jacob.
09:45 Merci Florence Bergeau-Blackler.
09:46 Je voudrais juste citer le dossier très bien fait ce matin par le journal La Croix et notamment
09:50 l'édito signé de Jérôme Chapuis.
09:52 Si ces questions vous intéressent, le dossier est très bien fait.
09:54 Merci et belle journée à vous.