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Art et designTranscription
00:00 * Extrait de « La vie de la vie » de Yannick Laval *
00:19 Et une nouvelle semaine du Book Club débute sur France Culture et nous sommes ravis de
00:23 vous y accueillir.
00:24 Vous avez été très nombreux et nombreux à nous écrire sur le compte Instagram pour
00:27 enrichir la programmation et le programme de cette semaine.
00:30 Ça nous touche beaucoup et nous vous adressons un grand merci.
00:33 * Hashtag Book Club Culture *
00:36 Quand les émotions nous touchent justement, on se sent parfois totalement impuissant,
00:40 démuni et c'est sûrement ce qui fait notre force.
00:42 On va réfléchir ce midi sur ce qu'est ce sens du toucher, sur les mots pour en parler
00:47 et les gestes empêchés, sur les émotions aussi qu'ils provoquent en nous puisque nous
00:52 marchons dans l'affect de jour comme de nuit, à minuit et à midi.
00:57 Cette œuvre, elle est puissante de par sa monumentalité qui est constituée de 60 000
01:03 volumes.
01:04 * Extrait de « La vie de la vie » de Yannick Laval *
01:21 Anna, Daphné et Thibault, nos lecteurs électrices du jour qui vont nous éclairer, nous aider
01:25 à sortir du brouillard dans notre discussion avec Claire Richard.
01:29 Bonjour.
01:30 * Bonjour. *
01:31 Vous êtes écrivaine, documentariste, journaliste.
01:32 Vous venez de publier « Des mains heureuses, une archéologie du toucher » aux éditions
01:38 du Seuil.
01:39 C'est un essai, une sorte de journal où vous avez compacté quelques documents aussi.
01:45 Quand est-ce que vous est venue l'idée de décrire et d'écrire sur le toucher ?
01:50 De façon assez banale, c'est venu pendant le moment du confinement où j'avais commencé
01:58 à réfléchir à un dispositif qui était un musée des gestes empêchés.
02:02 Ma question c'était qu'est-ce qu'il advient non seulement de ces gestes empêchés
02:07 mais qu'est-ce qu'il adviendrait si on en perdait la mémoire ? C'est-à-dire si
02:10 on n'avait plus le souvenir pour même les refaire.
02:13 Donc j'avais commencé à travailler là-dessus et par ailleurs j'étais enceinte pendant
02:18 le confinement.
02:19 Et du coup il y avait en parallèle cette découverte de la grossesse et de la maternité
02:26 et donc d'un moment qui pour moi était assez nouveau puisque je ne me sentais plus
02:30 du tout soutenue par le langage ou par les mots, par tous les concepts autour de cette
02:35 expérience.
02:36 Et donc j'ai un peu cessé de lire et c'est aussi ça qui m'a fait entrer dans un autre
02:41 continent qui était celui du toucher.
02:43 Vous dites le toucher comme la maternité sape nos idéaux de maîtrise.
02:47 Vous vous sentiez décontenancée ? Profondément.
02:51 Je pense que quand on a une toute petite personne qui vient de naître c'est vraiment la situation
02:56 la plus décontenancante, étant pas vraiment un mot, mais profondément.
03:02 Et à la fois parce que j'avais le sentiment, donc effectivement il y a toute cette nouveauté
03:06 et des choses qui sont très banales à dire mais dont l'existentiel bouleversement reste
03:10 quand même fou qui est qu'il y a une toute petite vie, toute petite consciente et que
03:15 sans nos gestes elle meurt.
03:17 Et donc cette situation là était assez folle et je ne trouvais effectivement pas dans tous
03:22 les discours qui entourent la maternité, l'accès à la parentalité, que ce soit
03:28 du côté du bien-être, mais y compris de la critique féministe qui ont fait un peu
03:32 le paradigme de l'aliénation en tout cas dans une certaine critique féministe, me
03:36 sentais pas non plus soutenue à cet endroit là.
03:38 Donc ça a été comme une forme d'immense découverte faite de plein plein de petits
03:43 vertiges quoi.
03:44 - Et ça donne ce livre donc, et c'est à lire aussi pour partager ce moment qui doit
03:51 être partagé par de nombreuses femmes pour discuter, échanger avec vous.
03:55 On a convié le philosophe et historien de l'art Georges Didier Hubert Made.
03:58 Bonjour.
03:59 - Bonjour.
04:00 - Vous publiez ce jeudi votre ouvrage intitulé "Brouillard de peine et de désir" sous-titré
04:07 "Fait d'affect 1".
04:08 Il paraît aux éditions de minuit, ou paraît aussi, je le signale, le tout dernier numéro
04:13 de la revue critique qui est entièrement consacré à vous.
04:16 Un numéro spécial donc.
04:18 Votre titre "Brouillard de peine et de désir", vous parlez évidemment de votre ouvrage par
04:24 image, ça c'est votre habitude, votre façon de réfléchir aussi, mais vous traitez cette
04:29 fois-ci d'affect et d'émotion.
04:31 Ce que vient de dire Claire Richard vous parle ?
04:34 - Oui bien sûr, mais je pense que dès qu'on parle d'image on parle d'affect, d'affection,
04:42 d'émotion, d'émoi, de sentiment.
04:45 J'ai beaucoup aimé dans votre livre, il y a un moment donné vous regardez quelqu'un
04:54 que vous aimez et derrière il y a un tableau de Gerhard Tricheter qui est un peintre avec
04:58 qui j'ai fait des choses.
05:01 Quand on regarde, on est regardé.
05:07 Quand on est regardé, il arrive qu'on soit touché et alors à ce moment-là on se demande
05:13 mais alors qu'est-ce que ça veut dire toucher dans ce cas-là ?
05:15 Et bien sûr, tous ces thèmes, images, émotions et gestes, parce que les gestes sont très
05:25 importants dans votre livre, Claire Richard, tout ça il y est.
05:33 D'ailleurs le grand historien de l'art qui a beaucoup énervé mon propre travail que
05:42 je considère un peu comme les psychanalystes considéraient Freud par exemple, c'est-à-dire
05:46 le créateur d'une discipline, Abhi Warburg, et bien il s'intéressait d'une certaine façon
05:52 aux images en tant que gestes.
05:53 - On va en parler parce qu'il y a des lecteurs et lectrices du Book Club qui nous ont parlé
05:58 de l'œuvre d'Abhi Warburg et notamment de cette bibliothèque qu'il a constituée et
06:06 on y reviendra dans un instant.
06:07 D'abord peut-être, puisque votre livre Claire Richard est déjà sorti, et bien Daphné
06:12 qui est libraire à Paris l'a déjà lu et voici ce qu'elle en pense.
06:15 - Le livre "Des mains heureuses, une archéologie du toucher" peut se lire comme on visite
06:20 un musée.
06:21 Un musée unique en son genre puisqu'il réunit des souvenirs tactiles.
06:24 D'abord ceux de l'autrice elle-même.
06:26 En faisant de sa maternité et de sa grossesse un défile rouge de sa réflexion, elle démontre
06:31 les limites et les impossibilités à penser la parentalité hors des normes et des stéréotypes.
06:36 Elle propose non pas de renouveler les discours et les représentations, mais plutôt de s'y
06:42 soustraire et d'appréhender plus librement la réalité de cet événement par le toucher,
06:47 là où les mots échouent.
06:48 Et puis à cette trame s'ajoutent d'autres voix, des témoignages, des anecdotes aux
06:53 provenances multiples, amenées comme des pistes qu'on a envie de prolonger en tant
06:56 que lecteur.
06:57 Claire Richard réussit le tour de force de marquer durablement après la lecture, puisqu'elle
07:02 attire l'attention sur nos corps en contact, leur capacité à sentir, à se souvenir et
07:07 à transformer le monde qui nous entoure.
07:09 - Une réaction Claire Richard à ce que vous venez d'entendre ?
07:12 - Je suis très touchée, ce qui est un peu évident.
07:17 Je suis très heureuse de ce qu'elle dit, de la maternité, en tout cas parce que c'est
07:24 effectivement moi mon propre point d'entrée dans cette question du toucher et du livre
07:29 et la façon de l'aborder.
07:31 Mais aussi le fait que tous les témoignages qui y sont rassemblés fassent pour elle office
07:36 de piste.
07:37 Parce que moi je les vois un peu comme…
07:38 Je les ai réunis par un appel à témoignages.
07:41 - Racontez-nous comment ça s'est passé.
07:43 - Oui, parce qu'il y avait d'emblée l'idée que ma vie à moi ne justifiait pas du tout
07:46 l'idée que j'en raconte tous les gestes.
07:48 Avant la maternité, ce n'était pas un sujet qui était proche de moi.
07:52 Et par ailleurs, ça m'intéresse aussi en tant qu'autrice, comment la parole personnelle
07:58 s'articule avec la parole collective et cet endroit du très commun et du très intime.
08:02 Et la maternité, c'est l'archétype de ça.
08:04 C'est une expérience extrêmement sociale, balisée, etc. et en même temps extrêmement
08:08 intime.
08:09 Et donc, c'était évident pour moi qu'il fallait qu'il y ait d'autres voix.
08:12 Et la forme de l'appel à témoignages est venue assez facilement parce que je ne me
08:17 sentais pas du tout d'aller pêcher.
08:18 En fait, je ne voulais pas identifier des choses dont j'aurais imaginé qu'elles soient
08:21 importantes, une sorte de typologie, une infirmière, un thalatopracteur, une danseuse.
08:26 Et l'avantage de l'appel à témoignages, c'est que je me suis dit "ne répondront
08:30 que les gens pour qui ça résonne".
08:31 Moi, je cherchais des gestes banals, je ne voulais pas des grandes envolées.
08:36 Et donc, pour moi, ces textes, soit ils sont publiés sous la forme dont on me les a envoyés
08:41 ou je les ai un peu lissés, mais globalement, quand même, c'est ça.
08:43 Je les vois comme des petits noyaux un peu irradiants au sens où ils veulent dire quelque
08:53 chose de très fort pour les personnes qui me les ont envoyés.
08:55 Et je pense aussi que par leur universalité, parce qu'il y a une question de main de
08:59 grand-mère, de deuil, de perte, de premiers liens, de violence, ils font écho à d'autres
09:04 gestes.
09:05 Donc, je suis ravie qu'elle ait ressenti ces ouvertures-là.
09:09 Vous parlez de gestes banals, quand vous parlez de cette expérience de confinement, il y a
09:15 les gestes interdits par le Covid, faire la bise, se serrer la main, se toucher soi-même
09:22 son visage.
09:23 Ça, ça parle aussi à tout le monde aujourd'hui.
09:26 Et ce sont des gestes, ces gestes-là, dont vous aviez peur qu'on perde la mémoire aussi ?
09:30 En fait, je pense qu'il y a eu un peu d'autant du projet.
09:33 Au tout début, il y avait l'idée, je pense qu'on avait tous, qui était que ces gestes
09:36 ne reviendraient pas.
09:37 Et qu'est-ce qui serait pour toujours modifié ?
09:38 Et je pense que ce qui est venu de façon très claire, c'est que ces gestes sont si
09:42 constitutifs de notre être au monde, de notre façon constamment d'être avec nos proches
09:48 et dans le monde, qu'ils sont revenus très vite.
09:50 Donc, ça s'est modifié pour revenir sur du très quotidien, parce qu'ils sont aussi
09:55 banals.
09:56 Ils sont assez peu regardés dans leur banalité même.
10:02 Et pourtant, ils sont beaucoup représentés depuis toujours, Georges Diduberman, ces
10:07 gestes simples de la vie quotidienne.
10:09 Alors, les gestes sont représentés.
10:11 Ils sont également… Ils surgissent de façon inopinée, inattendue.
10:18 Et moi, je suis frappé en écoutant cette libraire parler de votre livre.
10:22 Elle parle de souvenirs tactiles.
10:24 Et vous faites bien de préciser que ce n'est pas seulement vous, ce n'est pas seulement
10:32 moi-je.
10:33 C'est ça qui est très beau dans ce livre.
10:34 C'est l'appel à l'autre.
10:36 Et d'autre part, l'autre, c'est aussi, je dirais, l'inconscient.
10:40 C'est-à-dire qu'on a de la mémoire tactile au-delà de nos propres souvenirs.
10:45 Je me souviens par exemple d'une magnifique description par Pasolini de l'actrice Anna
10:54 Magnani.
10:55 Elle est magnifique, elle boit du champagne, etc.
10:59 Et il repère dans ses gestes le fait qu'en fait, elle répète les gestes de sa grand-mère
11:04 paysanne.
11:05 Et voilà.
11:06 On peut avoir des gestes de son époque.
11:09 Comme je dis quelques fois à des jeunes gens que je rencontre, vous avez des gestes de
11:15 votre époque.
11:16 Mais si justement vous donnez naissance par exemple, ou si vous avez un deuil, vous allez
11:22 avoir des gestes qui dépassent votre présent.
11:26 Et ça, ça s'appelle la survivance.
11:28 Voilà, c'est une des choses qui m'intéresse.
11:30 Et elle avait raison, cette dame qui vous a bien lu, de parler d'une bibliothèque.
11:35 Parce qu'en effet, il y a une sorte de bibliothèque de gestes qu'on ne sait même pas qu'on les
11:45 met en acte.
11:46 Vous êtes d'accord ?
11:47 - Absolument.
11:48 Et non, non, effectivement, cette question qui moi m'a vraiment saisie au moment de
11:54 la maternité, c'est qu'on entre dans quelque chose qui est radicalement neuf pour soi.
11:59 Comme vous dites, dans une série de formes sociales, mais vraiment gestuelles.
12:04 Il y a cette petite grammaire du coup de gestes, bercer, nourrir, langer, des infinitifs qu'on
12:12 connaît.
12:13 Et en tout cas, moi je me trouvais dans cette situation de devoir…
12:17 C'était comme si je voyais devant moi et la forme, et la façon.
12:21 Enfin justement, je ne la voyais pas, mais il allait falloir m'en saisir.
12:24 Et le livre de Georges Didi-Berman n'est pas sorti, mais j'ai pu lire un peu les épreuves.
12:29 Et vous dites à un moment que les émotions nous rendent analphabètes, que c'est comme
12:33 si soudain on devait réinventer et apprendre.
12:37 Et je m'étais dit que ça faisait vraiment écho à ce que moi j'avais ressenti dans
12:40 cet endroit de la maternité face à ces gestes, parce que j'y faisais attention.
12:44 Mais que ça m'avait rendu analphabète de cette gestuelle et qu'il fallait la réapprendre.
12:48 Enfin en tout cas, plutôt y repréter attention.
12:51 - Et après coup, écrire un livre.
12:53 Re-organiser vos lettres.
12:56 - Et remettre des mots aussi sur tout ça.
12:59 C'était un peu l'idée du départ, c'est-à-dire ne plus avoir d'attrait pour la lecture,
13:05 d'attrait pour de nouveautés, pour la découverte de nouvelles choses aussi.
13:09 Et boucler la boucle en quelque sorte, en remettant des mots sur tout ce que vous aviez
13:13 vécu.
13:14 - Remettre en mouvement, parce que moi ce qui m'avait frappé dans ce que je lisais autour
13:17 de la maternité, puisque j'ai plutôt tendance à lire beaucoup de sciences sociales pour
13:21 éclairer mon expérience.
13:22 J'avais vraiment le sentiment d'une couche de sel sur l'expérience, globalement.
13:29 De choses qui venaient figer parce que c'était des gros blocs.
13:32 - Un temps arrêté aussi ?
13:33 - Ouais mais plus… Ou peut-être… Bon c'est aussi, moi je suis très sensible aux injonctions,
13:39 mais ça faisait du coup… J'avais vraiment le sentiment d'être entre une série de
13:41 statues de sel et aborder ça par la question du toucher et aussi toutes ces ouvertures
13:46 et d'autres touchers.
13:47 Ça créait deux effets, l'impression que si je faisais vraiment attention à ce qui
13:53 se passait dans un geste vraiment banal de tenir mon fils de quelques mois pour le mettre
13:59 au lit, en fait apparaissait toute une gamme, c'est comme si elle se dépliait, toute
14:02 une gamme d'affects et d'alternances, d'intensités qui devenaient beaucoup plus
14:07 intéressantes et qui remettaient effectivement du mouvement dans cette idée de la maternité.
14:11 C'est un peu ça l'idée du livre.
14:13 Remettre du mouvement.
14:14 - Alors si on vous a réunis dans ce studio tous les deux, c'est parce qu'il y a des
14:17 choses évidemment en commun dans vos deux livres.
14:20 Ce qui nous a marqués notamment c'est cette métaphore qui vous est commune, celle du
14:24 cœur, du mouvement de dilatation et de contraction.
14:27 « J'ai découvert en même temps que les nuits s'ensommeillent, écrivez-vous Claire
14:31 Richard, l'immense continent des gestes de la maternité, leur pouvoir libérateur
14:35 et étouffant, ce grand mouvement de systole et de diastole qui alterne sans trêve les
14:40 contraintes et les échappées.
14:41 » Georgie Didier-Berman, vous écrivez-vous « affect et représentation ne seront plus
14:45 les deux antagonistes de systèmes incompatibles, mais les deux moments, comme diastole et
14:50 systole, d'un même rythme inconscient ».
14:53 Qu'est-ce que ça veut dire de votre façon de réfléchir ou de voir les choses ?
14:58 - Vous voulez commencer ?
14:59 - Je vous en prie.
15:02 - Ce battement de cœur, c'est en tant que battement qu'il nous fait vivre.
15:11 S'il y avait seulement une diastole, on n'y arriverait pas, ni non plus une systole.
15:15 Et en fait, tout est comme ça.
15:17 Moi, je vois tout comme ça.
15:19 C'est-à-dire, je vois tout sous l'angle du rythme.
15:23 Je dirais même que pour reprendre l'expérience dont parle Claire vis-à-vis de son bébé,
15:35 quand on caresse quelqu'un qu'on aime, il faut bien voir que si on pose simplement
15:46 la main, on va sentir le contact de sa peau et de sa propre peau et de la peau de l'autre.
15:54 Et puis ça va disparaître si on ne bouge pas.
15:58 Une caresse, ça suppose qu'on bouge, qu'on fasse un mouvement.
16:01 Et donc, si vous voulez, là, il y a à la fois des éléments de notre expérience de
16:08 tous les jours et des grands enjeux philosophiques.
16:11 C'est-à-dire que moi, je vais chercher aussi bien dans des petites expériences.
16:16 Là, c'est vrai que mon livre commence avec une expérience où il y a de la diastole
16:19 et de la systole, mais dans un cas de danger pour le cœur, justement.
16:24 Mais aussi, la vie historique de la philosophie, la bibliothèque dont parlait cette dame,
16:33 elle est là à tous les moments.
16:34 Il y a des très grandes philosophies sur la caresse, sur le rythme, sur le toucher,
16:40 bien sûr.
16:41 Claire Richard, sur ce mouvement, cette idée du cœur qui bat ?
16:44 Oui, absolument.
16:45 Pour moi, c'est vrai que c'est cette même alternance où, entre eux, moi je le pensais
16:53 aussi beaucoup entre la question de la norme telle qu'elle s'incarne dans des formes,
16:58 des formes de gestes, des formes corporelles, des formes d'être au sens large, et les
17:04 interstices de libération.
17:07 C'est une question qui m'intéresse, la question des libérations.
17:10 Et de plus en plus, effectivement, j'ai l'impression que c'est ça aussi que moi
17:13 m'a appris la maternité et la réflexion sur le toucher.
17:16 Comme le disait Georges Didier Berman, beaucoup de choses s'y jouent en alternance constante.
17:22 C'est vraiment la question du contact, de la rencontre, de la liberté de l'autre
17:27 qui peut s'y soustraire ou pas en fonction de l'endroit où il est.
17:29 Et donc pour moi, c'était vraiment aussi une façon de comprendre un peu différemment
17:32 la libération, non comme un grand arrachement.
17:36 C'est un peu évident dit comme ça, mais en tout cas, moi je le percevais plus sous
17:40 cet angle-là, mais comme des façons de trouver de façon un peu vibratoire, des façons d'habiter
17:48 les formes dont on hérite.
17:49 - Alors justement, puisque vous parlez d'héritage, de mémoire, vous avez cité le nom de cet
17:54 historien, historien d'art allemand, Abiy Warburg, qui comme un collectionneur a constitué
17:59 une immense bibliothèque privée dans laquelle il a installé ce qu'il a appelé son atlas
18:04 mnémosyne.
18:05 Et c'est notre lecteur Thibaut qui nous en parle.
18:07 - Pour moi, l'atlas mnémosyne de Abiy Warburg est un corpus d'images qui a pour but de
18:14 retracer les recherches de l'artiste historien.
18:17 On pourrait comparer cela par exemple à un carnet de recherche où on s'essaye, on
18:22 se questionne, on produit.
18:24 Et cette œuvre, elle est puissante de par sa monumentalité, dû à sa densité extraordinaire
18:31 qui est constituée de 60 000 volumes.
18:33 Elle montre un travail de recherche qu'il y a derrière chaque artiste, la densité
18:38 de thèmes, de documents, de photographies qui constituent un travail original et inimitable.
18:43 Et cette production justement inimitable, elle est due à son côté extrêmement personnel,
18:48 ce qui m'a donné par ailleurs envie de créer mon propre atlas mnémosyne avec mes
18:54 thèmes, mes photos, mes recherches, qui sont complètement décalés par rapport à Abiy
18:58 Warburg puisque lui est dans un autre siècle.
19:00 Et ce que j'aime également dans cette pratique de l'atlas mnémosyne, c'est que l'œuvre,
19:05 elle n'est jamais finie, elle n'est jamais aboutie et elle a pour fonction d'être réactualisée
19:10 assez souvent finalement.
19:11 Et c'est ce qui a été le cas d'Abiy Warburg puisqu'il a actualisé son atlas mnémosyne
19:18 jusqu'à la fin de ses jours.
19:19 - Quand Thibaut dit qu'il veut faire lui aussi son propre atlas, Claire Richard, je
19:23 vous ai vu sourire parce qu'il y a quelque chose, une forme de mimétisme aussi puisque
19:27 vous vous dites "j'aimerais pouvoir en faire de même avec les gestes que je découvre".
19:31 Il y a cette idée aussi de documenter, d'organiser, de montrer.
19:35 - Oui, il y avait ça et aussi l'idée qui m'avait vraiment saisi en lisant justement
19:42 un article de Georges Didier Berman sur cet atlas qui était, et dont vous parliez tout
19:47 à l'heure, cette idée des hantises, des survivances, des gestes à travers le temps.
19:52 Et du coup de ce temps comme forme de boucle, de récursivité, un peu de choses qui reviennent
19:59 de façon fantomatique.
20:00 Et ça pour le coup, c'était la question que je me posais beaucoup avec cet objet qui
20:04 était les gestes de la maternité, ce geste de bercer qui est, comme vous disiez, une
20:09 forme vraiment immémoriale.
20:10 Et soudain, en fait, on l'acte tout simplement à la maternité, personne ne nous l'apprend
20:17 mais elle est là.
20:19 Et donc c'était très intriguant aussi de se demander d'où vient-elle cette forme
20:24 et comment elle voyage.
20:25 Et c'est de ça dont je parlais, je me disais "j'aimerais tant pouvoir déplier le millefeuille
20:31 qui aboutit à ces gestes et comprendre comment ils voyagent".
20:36 Évidemment, le livre n'apporte pas du tout la réponse.
20:38 Mais c'est cet effet de dépliement, de dépliage, de déplier qui m'intéressait.
20:45 - Georges-Deduis-Berman, il faut savoir d'où viennent ces gestes pour pouvoir les faire
20:51 ou pas ?
20:52 - D'où ils viennent ? Ce qui est sûr, c'est que ça voyage.
20:56 Vraiment, ça voyage dans l'espace et ça voyage dans le temps.
21:00 C'est ça que Warburga a montré, c'est qu'une image, c'est une migrante.
21:04 On ne peut pas comprendre Botticelli si on n'a pas compris comment les tableaux du nord
21:12 de l'Europe sont arrivés à Florence ou l'astrologie arabe est arrivée en Italie, etc.
21:20 Donc ça voyage dans l'espace, ça voyage dans le temps.
21:25 Je reviens sur cette idée d'inconscient.
21:29 Ce voyage se fait par en dessous et ça ressurgit ici et là.
21:36 Alors il y a deux choses à propos de Warburga, de ce que disait votre lecteur.
21:42 - C'est ça, Thibault.
21:43 - Oui, c'est ça.
21:44 C'est qu'il y a d'une part une bibliothèque que Warburga a élaborée toute sa vie grâce
21:51 au subside de sa famille et qui est une bibliothèque totalement fascinante.
21:57 Pourquoi ? Parce que c'est une bibliothèque de problèmes.
21:59 C'est-à-dire que si vous restez quelques jours dans cette bibliothèque, petit à petit
22:03 vous avez cette impression que la bibliothèque vous parle, vous donne des idées.
22:09 Ce n'est pas du tout une bibliothèque classée normalement.
22:13 Elle est incroyable.
22:15 Donc moi j'ai beaucoup fréquenté cette bibliothèque.
22:18 L'Atlas Mnémosyne c'est autre chose.
22:21 C'est un moment où Warburga sortait d'un long épisode de psychose très très grave.
22:29 Il était totalement délirant.
22:31 Donc à cause de la guerre de 14, il y avait plein de…
22:35 Donc il est sorti de ça justement peut-être un peu analphabète avec cette difficulté
22:40 à écrire.
22:41 Et il a redisposé sur des planches les images qui lui posaient problème.
22:49 Il avait le but d'écrire là-dessus.
22:53 Il ne l'a jamais fait.
22:54 Du coup c'est un objet très mystérieux et très très beau.
22:57 Très beau cet Atlas.
22:59 On ne comprend pas toujours comment on passe d'une image à l'autre.
23:02 Mais c'est comme un film de Godard.
23:04 C'est magnifique.
23:05 - Et vous en parliez il y a quelques instants dans l'art aussi.
23:12 Et vous citez dans "Brouillard de peine et de désir" Rembrandt et sa décision de
23:17 revenir à la vie pauvre des mains.
23:20 Cette idée des mains, elle est aussi très importante.
23:24 Et vous l'avez analysée à travers évidemment l'art et l'histoire.
23:29 Qu'est-ce que ça veut dire les mains ?
23:32 Qu'est-ce que nous disent les mains dans les œuvres que vous avez regardées avec
23:38 attention ?
23:39 - On sait bien que dans les grottes préhistoriques, Lascaux, la grotte Chauvet, il y a ce qu'on
23:46 appelle ces mains négatives.
23:47 Souvent les archéologues se sont posés la question "mais qu'est-ce qu'elles signifient
23:54 ? Qu'est-ce qu'elles veulent dire ? Qu'est-ce qu'elles saisissent ?"
23:57 Moi j'ai essayé de dire "regardez juste qu'elles sont là".
24:00 Quand on entre dans la grotte, elle nous salue.
24:03 Même si on est un ours, elle nous salue.
24:06 En fait ces mains ne signifient rien.
24:13 Elles font signe.
24:14 Donc là-dessus, il faut élaborer philosophiquement une sorte de modestie vis-à-vis de ce qu'on
24:21 cherche à obtenir quand on dit "ce geste signifie ceci".
24:26 Non, c'est beaucoup plus compliqué.
24:28 Un geste peut signifier beaucoup de choses, y compris contradictoires.
24:32 Et alors là, c'est là que ça devient bouleversant.
24:34 Je ne sais pas ce que vous en pensez.
24:37 - Je suis absolument d'accord.
24:40 Parce que c'est une question que je me suis posée dans la composition.
24:45 Est-ce qu'il fallait chercher une forme ?
24:46 Evidemment pas d'exhaustivité, mais comment arranger tout ça ?
24:49 Or, très vite, et puis évidemment chaque geste n'a pas la même signification selon
24:53 la culture, etc.
24:54 Parce que comme vous dites, il y a cette idée qu'un geste peut signifier beaucoup de choses
24:59 et être contradictoire.
25:00 Et je trouve ça très beau ce que vous dites d'élaborer philosophiquement une forme d'humilité
25:04 face aux significations qu'on peut leur donner.
25:07 Et c'était ça aussi l'intérêt d'avoir des témoignages.
25:10 C'est des souvenirs tactiles de gens.
25:13 Et quelque part, ça n'est que ça et c'est tout ça.
25:16 Donc il n'y a pas de prétention à épuiser la grammaire ou même la signification du
25:22 toucher.
25:23 Et d'avoir ces blocs d'affect autour des gestes.
25:26 On est assez d'accord.
25:27 Et moi j'ai pris mes témoignages chez Rembrandt, Husserl, Freud, etc.
25:34 Des choses très disparates.
25:36 Mais en fait, avec cette même curiosité et cette même humilité, de dire "voilà,
25:43 c'est comme des constellations, on ne va pas obtenir un système ni une définition
25:49 et on va aller d'émotion en émoi, en toucher, en regard".
25:54 *Générique*
26:03 Et nos invités qui sont avec nous, Georges Didier Huberman, philosophe, historien de
26:07 l'art et Claire Richard.
26:09 On continue de parler du toucher et des affects.
26:12 Claire Richard, votre livre s'appelle "Des mains heureuses, une archéologie du toucher".
26:18 Qu'est-ce que c'est ces mains heureuses ? C'est votre amie Lucie qui vous donne cette
26:21 expression si je me souviens bien, c'est ça ?
26:24 Je l'avais trouvé dans un article d'ethnographie.
26:29 Quand j'avais commencé, c'était pendant le confinement, je lisais beaucoup de…
26:33 En fait ce qui m'intéressait c'était des descriptions fines de ce qui se passe
26:35 quand on se touche.
26:36 Donc je lisais beaucoup de trucs d'ethnographie.
26:38 Et j'avais trouvé un article très beau sur les sourciers.
26:42 Donc ces gens qui, avec des bâtons, cherchent l'eau souterraine.
26:45 Et la description de leur toucher, qui disait en termes de vibrations, en termes de réceptivité
26:53 aussi à ce qui se passe dans ces courants souterrains.
26:55 Et l'une des personnes dont les propos étaient rapportés disait que pour lui c'était
26:59 avoir les mains heureuses.
27:00 C'était cette expression et je la trouvais très belle déjà en termes d'évocation
27:06 mais aussi de ce qu'elle disait puisque avoir les mains heureuses pour un sourcier
27:09 en fait c'est être capable littéralement de se laisser affecter par ce qu'il ou elle
27:14 reçoit et du coup de suivre les courants telluriques.
27:20 - Ça vous inspire quoi les mains heureuses Georgie Lieberman ?
27:24 - Non, ça m'inspire la sensibilité tactile qui est que…
27:29 Je reviens à l'idée précédente qui est que quand on touche ce n'est pas pour attraper.
27:37 Donc moi ce qui me fascine dans les images c'est leur côté papillon.
27:42 C'est-à-dire soit vous avez envie de bien les observer sur la planche en liège mais
27:50 pour ça il va falloir tuer le papillon.
27:52 Soit vous acceptez de ne pas tout voir du papillon, de voir son battement, donc ça
27:57 diastole-sistole encore une fois.
27:59 Et là vous le gardez vivant, vous n'aurez pas une connaissance exhaustive mais vous
28:07 aurez une connaissance plus vivante.
28:08 Le toucher c'est exactement pareil.
28:12 Toucher ce n'est pas saisir.
28:17 C'est très important pour moi le fait que quand on porte la main on laisse l'autre
28:25 s'en aller s'il a envie.
28:26 - Claire Richard ?
28:27 - Je suis tout à fait d'accord et je pensais à plusieurs choses.
28:33 J'ai pensé à l'idée aussi que du coup mon livre il se présente sous forme de fragments
28:36 et le vôtre aussi.
28:38 Il y a une série de sections de tailles différentes et que c'est cette même idée aussi de trouver
28:42 une forme qui, comme le fragment, agence des constellations.
28:46 Mais entre chaque fragment par définition il y a des vides et il y a des trous et c'est
28:50 là où l'air passe.
28:51 Et effectivement sur cette question du toucher, j'avais été très frappée de voir ça.
28:56 J'en parle à un moment dans une section avec mon fils puisque c'est l'espèce de
29:00 champ d'expérimentation pour moi du toucher, que si moi je veux le toucher et que lui ne
29:06 veut pas, il s'échappe.
29:08 Et qu'effectivement à moins d'assumer, d'entrer dans un champ de contrainte, ce qui
29:12 est encore autre chose, ce toucher il met toujours ça en jeu en fait.
29:15 Est-ce que la rencontre elle se fait ou non ?
29:17 Si l'autre ne veut pas, dans un terrain où on fait fi des dominations sociales et des
29:23 ordres du toucher, ce qui est quand même un peu autre chose, mais l'autre a toujours
29:26 la possibilité de s'en échapper.
29:28 - Georges Didi-Huberman, vous avez parlé de papillons il y a quelques instants, ça
29:33 me fait penser à notre lectrice Anna qui a lu vos œuvres et qui va nous dire ce qu'elle
29:38 en pense.
29:39 Elle y voit aussi beaucoup de poésie.
29:40 On écoute Anna.
29:41 - La bibliothèque de Didi-Huberman est très heuristique, morphologique, dynamique, vaste,
29:49 riche de concepts poétiques et philosophiques, riche de citations.
29:54 Elle est faite de bifurcations.
29:57 Ses derniers séminaires au Cral qui porte le titre « Faits d'affect » qui est aussi
30:03 à l'origine de son dernier ouvrage publié il y a quelques semaines, ouvriront une fois
30:08 de plus les frontières dans les théories des images.
30:11 Il y a beaucoup de détails et d'explications dans ses textes et de manière très précise,
30:16 plusieurs faits sont abordés, comme disait Warburg, le bon Dieu se trouve dans les détails.
30:21 S'il fallait choisir deux livres, fois, sur les 13 lus, j'aurais du mal.
30:27 Mais j'ai beaucoup aimé « Neuf à Fluida » et c'est sur le drapé d'Azzy et publié
30:32 aux éditions Gaillemard en 2015.
30:35 Le second ouvrage qui est très poétique, c'est « La survivance de Luciole » publié
30:43 aux éditions de Minuit.
30:45 Voilà.
30:46 Merci.
30:48 Et on est certain qu'Anna lira dès jeudi « Brouillard de peine et de désir » de
30:54 Georges Didu-Hubertman.
30:55 Une réaction ?
30:56 Alors j'ai une réaction en retard.
30:59 Moi je suis toujours en retard.
31:01 J'ai une réaction à ce que Claire racontait.
31:06 Tout à coup je me suis souvenu que dans ce livre qui est plein de références philosophiques
31:16 ou quoi, enfin une espèce de tentative d'élaboration, il y a quand même deux moments dont un est
31:23 un jeu de mots.
31:24 « Pensez, passez » comme ça serait un jeu de mots à la Pérec si vous voulez.
31:29 « Pensez, passez » penser comme on passe sa main sur qui ? Sur le front de l'enfant
31:37 qui vient de naître.
31:38 Donc en fait on a partagé, on n'a pas partagé la même expérience bien sûr.
31:44 Mais la question de l'être qui naît et qui est complètement fragile.
31:54 Qu'est-ce que c'est que penser lorsqu'on pose sa main et on la pose sans bouger, on
32:03 passe sa main sur la tête d'un enfant.
32:05 Il y a aussi deux moments dans vos deux livres qui résonnent.
32:12 Ce sont évidemment ces moments de larmes, celles de votre bébé Claire Richard lors
32:15 de ses premiers jours à la crèche.
32:18 Et vous Georges Didier Berman, on va terminer par les larmes, c'est pas grave.
32:22 Vous nous parlez évidemment des larmes d'Achille dans l'Iliade qui sont autant d'émotions
32:29 qu'il vit, le désir, la colère, le courage, l'affliction.
32:32 Ça veut dire quoi les larmes ?
32:34 Et bien ça veut dire ce moment qui est à la fois un moment d'impouvoir.
32:40 On n'a plus de pouvoir.
32:42 Et les larmes surgissent.
32:45 Et alors dans l'anthropologie de la Grèce antique, les larmes sont une puissance.
32:50 C'est une puissance physique comme le sperme par exemple ou le sang.
32:55 Donc c'est de la puissance qui sort.
32:59 Et j'avais écrit toujours chez Minuit un précédent livre qui s'appelait Peuples
33:06 en larmes.
33:07 C'est à dire comment à partir d'un moment de creux et de deuil, on décide de s'émanciper,
33:18 de se soulever.
33:19 Émancipation par le sanglot.
33:21 Claire Richard, un mot sur ces larmes.
33:23 Quand on dit que c'est de l'impuissance, ça veut dire que…
33:26 Non, j'ai dit impouvoir.
33:27 Impouvoir.
33:28 Alors quelle différence ?
33:29 Impouvoir mais puissance.
33:31 Quand vous n'avez pas de pouvoir, ça veut dire que vous ne pouvez rien sur l'autre.
33:37 Mais vous pouvez développer une puissance qui est la puissance par exemple d'exprimer
33:42 votre douleur.
33:43 C'est une puissance.
33:44 Là je suis Gilles Deleuze complètement là-dessus.
33:46 Oui, ça résonne de fait dans un contexte beaucoup plus prosaïque.
33:55 Les larmes du nourrisson et même quelque part en fait…
34:00 Je ne sais pas si larmes serait le bon terme puisque larmes j'ai l'impression que c'est
34:05 aussi quelque chose qui est effectivement déjà codé en fait.
34:08 Les larmes là c'est un jaillissement, des hurlements.
34:13 Donc peut-être un peu tôt pour parler de larmes dans ce sens-là.
34:16 Je ne sais pas, c'est une réflexion qui me vient.
34:17 En tout cas ce qui est sûr c'est que pour moi c'était la cristallisation de cet impouvoir
34:22 que nous on avait face à cet être neuf et dont toute la question c'est de construire
34:29 en fait le langage commun qui va d'abord passer par les mains et autres.
34:32 Et ces hurlements, ces cris, ces larmes, pourquoi il y a la manifestation du fait que ces liens
34:38 étaient encore trop lointains pour qu'on se comprenne vraiment.
34:41 Et on va s'arrêter là.
34:43 Je suis désolé Georges Didier Huberman et Claire Richard.
34:46 Merci beaucoup d'être venus dans le boucle.
34:48 Je rappelle donc votre essai.
34:50 Vous venez de publier « Des mains heureuses, une archéologie du toucher » aux éditions
34:54 du Seuil.
34:55 Et aujourd'hui, Georges Didier Huberman, vous publiez ce jeudi « Brouillard de peine
34:59 et de désir » sous-titré « Fait d'affect » aux éditions de Minuit.
35:02 Ainsi que je renvoie aussi à la revue critique qui vous est entièrement consacrée.
35:08 Et la discussion se produit sur le book club évidemment 13h25 sur France Culture.
35:17 Voici Charles Dantzig.
35:18 La littérature de fiction a une fonction essentielle.
35:22 D'arracher à la vie tout ce que la vie se cache.
35:26 La fiction est la plus grande destructrice d'hypocrisie qui puisse exister.
35:30 On pourrait également dire quelle est la voie du minoritaire face à la vie majoritaire,
35:36 laquelle l'est souvent dans de telles proportions qu'elle tend aux totalitaires.
35:41 C'est le problème de toute majorité n'est-ce pas quand elle est énorme.
35:44 Quand les majorités sont partagées, comme entre nombre d'hommes et nombre de femmes,
35:50 s'il y a des dominés, leur voix s'est faite entendre.
35:52 Les femmes ont toujours publié des livres où elles se moquaient des prétentions des
35:56 hommes.
35:57 Christine de Pizan ne faisait pas autre chose au XVe siècle, ni Edith Wharton au XXe.
36:02 C'est quand les majorités sont disons de sept dixièmes ou davantage que leurs membres,
36:07 ne se trouvant pour ainsi dire que parmi des semblables, ne voient pas les minoritaires.
36:11 S'ils les aperçoivent, tout au mieux, ils les tolèrent, ce qui est une manière de
36:16 continuer à ne pas les voir.
36:18 La vie est une organisation hypocrite d'invisibilité.
36:21 Eh bien la fiction, le roman essentiellement, vient chasser cela en sortant des pans entiers
36:28 de la vie, de cette invisibilité.
36:30 La fiction oriente sa torche vers le noir et dit « regarde ». Elle le fait parfois
36:36 au moyen de romans illustratifs qui ont le défaut de prendre les lecteurs pour des touristes
36:40 que l'on guide.
36:41 Par exemple, « La Jungle » où Upton Sinclair, en 1906, décrit la vie d'émigrés lituaniens
36:48 qui travaillent dans les abattoirs de Chicago.
36:51 Le moyen le plus efficace, ce sont les personnages.
36:54 Les ouvriers, qui étaient entrés dans la fiction grâce à Dickens, avaient été mieux
36:59 servis par son roman « Les temps difficiles » où leur malheur n'était pas montré
37:04 mais vécu.
37:05 Un bon écrivain ne montre pas, il est.
37:08 Ses livres portent davantage, de là d'ailleurs que le roman de Dickens a été mal accueilli.
37:12 Je ne sais pas ce qu'en ont pensé les ouvriers, mais il est possible qu'ils ne
37:17 l'aient pas apprécié.
37:18 Aucune catégorie n'est contente quand on parle d'elle dans un livre.
37:22 C'est qu'elle comprend mal la fiction.
37:24 Un bon écrivain ne décrit pas une catégorie, il crée des personnages.
37:28 Les membres d'une catégorie extrapolent volontiers de ces personnages à la catégorie
37:34 même.
37:35 Un personnage de boulanger, il pense, l'auteur a voulu montrer la boulangerie.
37:38 Et comme un personnage a nécessairement des défauts, il proteste.
37:42 Le créateur de personnage ne veut en aucun cas montrer une catégorie.
37:46 Parce que pour commencer, une catégorie n'existe pas, ou n'existe que sur un point,
37:51 le métier, l'appartenance ethnique, le goût sexuel.
37:53 Personne n'est jamais une seule chose.
37:56 On n'est jamais que boulanger, que zoroastrien, que lesbienne.
38:00 On peut être les trois, une lesbienne, boulangère et zoroastrienne.
38:04 Vous voyez comme la variété est plus intéressante déjà.
38:07 C'est ce qu'est un personnage varié.
38:09 Et c'est cette variété qui apporte avec elle l'authenticité.
38:13 *Les 4 items de Charles Danziger à retrouver sur franceculture.fr et sur l'appli Radio
38:17 France.
38:18 Je dis un grand merci à toute l'équipe du Book Club.
38:19 Zora Vignet, Oriane Delacroix, Didier Pinault et Alexandre Alébégovitch.
38:23 Thomas Beau est à la réalisation et à la prise de son ce midi, Lucas Finet et Ruben
38:27 Carmazine.
38:28 Voici donc l'épilogue de ce lundi.
38:30 Et nous on se retrouve demain.
38:32 Quand on regarde, on est regardé.
38:34 Quand on est regardé, il arrive qu'on soit touché.
38:37 Je suis très touchée, ce qui est un peu évident.
38:41 On peut avoir des gestes de son époque, mais si justement vous donnez naissance, vous allez
38:45 avoir des gestes qui dépassent votre présence.
38:48 J'aimerais tant pouvoir déplier le millefeuille qui aboutit à ces gestes et comprendre comment
38:53 ils voyagent.